art cru grumeaux placenta

Des grumeaux
dans le placenta

Revue "Pratiques Corporelles" 1990

L' expérience créatrice
de l'affect à la représentation

GUY LAFARGUE

Essai sur la création comme processus liant la fonction psychique aux formations
affectives originaires et son utilisation à des fins éducatives, artistiques et thérapeutiques

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..." Imaginons que l'on découvre que l'inconscient n'existe pas, que le refoulement est une pure illusion, que la pulsion est effectivement un mythe. Réalise-t-on que, dans ce cas, ce serait notre propre manière de nous penser, de penser notre monde, nos affects, nos espoirs, qui s'effondrerait ?"

Piéra Aulagnier
Questions aux analystes dans
"LES DESTINS DU PLAISIR"

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Ouvrir ce débat sur l'acte créateur par une mise en doute déterminée de l'existence d'un inconscient psychique paraîtra bientôt naturel puisque, comme le@ sait intimement toute personne qui crée, la création authentique est un phénomène de pure conscience.

La Psychologie contemporaine a inséminé notre cortex culturel, et tenté de reconduire sur la scène scientifique, la croyance primitive en l'existence d'une entité supra-organique, autonome et non connaissable :" l'Inconscient ".

Au travers de la théorie et des discours, l'Inconscient nous est présenté comme une sorte de "corpus" de représentations soustraites à la perception, comme un système homogène de morphes psychiques, habituellement séparées des formes psychiques conscientes par un mécanisme de nature également psychique, le "refoulement". Selon la rumeur officielle, cet "appareil" est doué d'autonomie ; il est, de façon occulte, déterminant de nos conduites ; il est le siège de perturbations entre unités psychiques conflictuelles ; il est une source productrice de souffrance.

Dans cette représentation théorique, la partie inconsciente de l'appareil psychique global gouverne la production de la vie psychique consciente, dont elle est la partie immergée. Cet ensemble est organisé à la manière de couches géologiques susceptibles d'interpénétrations, dépendant du jeu des forces pulsionnelles et de la curiosité analytique des sujets humains.

L'Inconscient, cette fiction poétique qui n'existe pas, et que l'on rencontre pourtant dans l'expérience du rêve, dans les lapsus, dans l'expérience analytique et dans l'expérience créatrice, est un concept qui fonctionne comme croyance dans la langue, chaque fois qu'il est utilisé dans sa forme nominative.

Il est, bien entendu, indéniable qu'il y a des pans entiers de notre expérience vécue, affective, qui échappent à la perception du "Je". Aussi, l'utilisation adjective du terme "inconscient" reste-t-elle pertinente.

Personnellement, j'utilise le terme "non-conscient" pour désigner cet état d'a-perception où se trouve placé le "Je" vis-à-vis de la masse considérable d'expériences et d'informations de nature somatique et affective soustraites à la connaissance du "Je" pour autant tant qu'elles n'exercent aucune attractivité analogique avec l'expérience actuelle du sujet.

Dieu merci, la théorie de la Création reste à faire. Freud, qui a quand même été le Grand Saugrenu de son époque, le libertaire en pantoufles de la comédie médicale, n'a pas apporté grand-chose à la question de la Création. Il ne s'est intéressé, comme psychanalyste, qu'à ses manifestations les plus académiques les plus culturelles, qu'à ses effets de vitrine. La puissante expérience Surréaliste l'a laissé profondément hébété et hostile, probablement envieux vis-à-vis de la richesse onirique et esthétique étourdissante des créations de ces artistes furieux ; expérience qui allait pourtant faire exploser l'Art culturel du 19°/20° siècle et plonger l'expérience culturelle dans les chantiers subversifs de l'Imaginaire. Les Surréalistes, qui ne demandaient qu'à dérouler le tapis rouge sur les pavés de Paris et sous les pieds de Freud, ne reçurent de sa part que doute, mépris et dénigrement psychopathologique.

En définitive, Freud resta coincé dans le rôle de la vierge effarouchée et pudibonde, et il fourvoya ceux qu'il dénommait narcissiquement sa "horde sauvage" dans l'adipeux concept de "sublimation", encore rapiécé par les intégristes de ce temps-ci. Il a surtout commis un non-sens en prétendant confiner la Création dans le rôle ancillaire du lapsus, du rêve ou de l'acte manqué; comme matériau ponctuel dans une chaîne associative assignée à l'ultime fin de la remémoration des souvenirs.

Or, la création est un évènement de nature totalement différente, puisqu'au contraire de ces phénomènes passifs et obligés que sont le rêve ou le lapsus, la Création se présente d'abord comme un acte intégrateur exigeant, intentionnel, actif, vigilant et désiré, du champ de forces qui habite le sujet. Paradoxalement, la Création échappe au déterminisme mécanique de la mémoire

C'est toi ma p'tit'folie

"Les mouvements expressifs ne sont soumis dans leur essence à aucune autre finalité que de concrétiser du psychique. La tendance de toute Gestaltung est d'atteindre à une perfection de la forme. Son accomplissement implique que le mouvement créateur soit saturé du psychique dont il est l'expression"...

Hanz Prinzhorn
"Expressions de la Folie"
Conférence prononcée au congrès
de Psychanalyse de Vienne en 1921

Dès 1921, Hans Prinzhorn, musicien et psychiatre autrichien, au fait des théories freudiennes tourne le dos à trois conceptions réductrices de l'expérience créatrice :

  1. La conception psychiatrique qui assimile, à cette époque là, la production artistique au symptôme pathologique et qui débouchera sur le malencontreux et toujours actuel concept de " psychopathologie de l'expression".
  2. La conception psychanalytique qui, dans sa tentation d'explication universelle de la phénoménologie imaginaire, extrapole hors du cadre clinique qui est le sien un point de vue qui concerne les phénomènes à l'œuvre dans la cure. Cela aboutira, dans la théorie Freudienne, à ne voir dans l'œuvre créatrice qu'un matériau parmi d'autres dans la chaîne associative ; à déplacer l'attention du sujet : du processus sur l'œuvre elle-même ; à considérer que l'œuvre créatrice est chargée de transmettre un message à interpréter ; enfin, à considérer l'investissement créateur comme un processus de déplacement de l'investissement libidinal sur des objets psychiques (non sexuels par définition), conception qui trouve sa consécration dans le piètre concept de sublimation. Nous verrons ultérieurement en quoi, justement, l'acte créateur échappe à ces considérations.
  3. La conception culturelle de l'Art, qui verrouille toute tentative de poser la question fondamentale de la fonction de l'expérience créatrice, autrement que du point de vue formel ; qui fétichise l'œuvre au détriment du processus créateur ; qui privilégie les dimensions spectaculaires de l'expression créatrice au détriment de ses composantes spéculaires, qui entraînent l'artiste sur le toboggan mortel de la séduction et de la déchéance æsthétique.

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En ce point de croisement de mon expérience de créateur et d'analyste/thérapeute offrant à mes clients un espace d'expression créatrice ; de mon expérience d'animation, depuis 1975, d'Ateliers d'Expression Créatrice à des fins de développement personnel et de formation de thérapeutes/ animateurs, il m'est devenu évident que l'Acte Créateur et les processus affectifs/corporels/ psychiques qui trament l'expérience créatrice, sont à considérer comme la métabolisation du système pulsionnel humain, dans sa dimension spécifique : la pulsion créatrice.

A mon usage personnel, je me suis forgé le concept de " PULSION METAMORPHIQUE" pour représenter le mouvement de la nécessité créatrice dans l'expérience humaine dans ses dimensions d'expression plastique, poétique, psychique et intellectuelle, qui constituent, à proprement parler, le champ de la création ; par différenciation avec la notion abstraite et instrumentalisée de créativité qui fonde l'humain dans l'échelle des espèces vivantes.

Ce qui fonde l'humain, c'est la compétence spécifique, co-extensive au développement du néo-cortex, à fixer et modeler les empreintes mnésiques, les traces sensorielles et les charges affectives dans des combinatoires langagières partiellement affranchies des exigences de l'instinct biologique, et des contraintes de l'environnement humain et non-humain.

C'est cette compétence qui constitue, à proprement parler, la fonction créatrice : fonction de "FORMATION DE FORMES" (la "Gestaltung" de Prinzhorn), de la "FORMULATION" (selon la terminologie d'Arno Stern), qui fonctionne par la substitution d'une cosmographie sensible/imaginaire à la réalité des phénomènes biologiques et communicationnels ; d'une méta-physique sur la physique organique (la physiologie). La visée de ce processus étant de permettre la présentation de l'affect à la connaissance du "Je" et la résolution satisfaisante des complexes affectifs dont nous sommes construits.

Dans cette disposition, lieu de l'opacité, de l'effervescence, de la division et du clivage, l'Acte Créateur sert à mettre en communication concrète, incarnée dans une forme sensible, l'expérience affective (non-consciente) et le "Je", lieu central de la perception (la "conscience"). Là où les formes imaginaires pures (psychiques) restent dans une perpétuelle volatilité, dérive, instabilité et relative indétermination, l'expérience créatrice vient faire condensation, œuvre, trace stable.

La Création est un processus de reconquête par le "Je" de l'histoire de son avènement. Elle est au service des forces profondes de l'organisme humain qui œuvrent à l'actualisation du Soi.

L'expérience créatrice suppose une ouverture sincère du sujet à l'exploration de ces zones opaques et violentes que sont les expériences originaires non-conscientes du manque, de la perte, des violences périnatales, de la douleur affective, des intenses plaisirs de la satisfaction, de ses excès... et des phantasmes originaires dont ces expériences, irréversibles, ont été génératrices. Cet extraordinaire privilège, la Création le tient de ce que s'y engage un rapport dialectique entre la souffrance affective (résiduelle), qui est, comme dans toute expérience analytique, réactivée, pleinement redéployée ET RESSENTIE ; et la jouissance actuelle prise par le "Je" : d'une part dans la décharge de l'affect dans le travail de la "mise en œuvre" ; et, d'autre part, dans la satisfaction liée à l'intégration d'éléments non connus de l'expérience originaire à la structure du Moi.

Comme l'a si bien exprimé Piéra Aulagnier, seules la qualité et l'intensité de la satisfaction procurée au "Je" par la connaissance et l'intégration d'éléments de l'expérience inconnus ou chaotiques permettent de comprendre que l'on puisse s'engager dans cette déraison que constitue une analyse thérapeutique.

Réfléchir sur la Création suppose donc que nous disposions d'une théorie de la dynamique liant expérience affective et formulations psychiques. Et, comme il paraît quand même, sur ce terrain, difficile de faire abstraction de la théorie métapsychologique freudienne, autant se situer vis-à-vis d'elle sur un certain nombre de ses hypothèses explicatives que l'on peut considérer comme des postulats aux fondements incertains, enkystés dans la conscience culturelle sous la forme de préjugés et d'arguties défensives :

  1. S'il y a bien des faits psychiques, ceux-ci n'ont pas d'existence en dehors du moment et de la durée de leur production par les plages corticales qui les forment dans le langage, et de différencier les évènements et les formes psychiques émergentes (que j'appellerai des "morphes") de leur mémorisation c'est à dire de leur constitution et persistance à l'état d'engramme, de souvenirs, c'est-à-dire de codage stable des ensembles neuroniques concernés par la le processus cortical de la mémorisation).
  2. L'illusion de la consistance et de la permanence des morphes psychiques tient à ce que l'instance qui perçoit, le "Je", ne discerne pas à coup sûr entre la morphe et sa trace mémorisée (la remémoration est un mécanisme mental de restitution des engrammes corticaux et non une activité à proprement parler psychique). Les souvenirs constituent une matière inerte, les morphes sont des unités vivantes, qui font flèche psychique de tout bois, y compris des souvenirs.
  3. C'est ce processus de superposition entre la morphe et son empreinte mémorielle qui est responsable de mécanismes confusionnels comme le délire, la projection, le transfert...
  4. Aucun phénomène psychique n'existe hors du champ de la perception. Tout ce qui se forme dans cette sphère se réfère à un état de conscience spécifique.
  5. Un certain nombre de formes psychiques acquièrent pour le "Je" le statut d'objets psychiques. En tant que tels, ils viennent s'inscrire durablement dans le jeu de la perception à côté des objets réels ; et parfois, comme dans la projection ou le délire, en place et au détriment des objets réels eux-mêmes.
  6. Il découle de cet état de fait que la notion de "conflit intra-psychique" est dénuée de signification. En effet, si conflit il y a, ce ne saurait être entre des représentations, qui ne sont que les manifestes terminaux, provisoires et instables de l'affect, mais entre les motions pulsionnelles et les résistances à leur actualisation qui composent cette entité virtuelle que l'on nomme le Moi.
    L'illusion d'un conflit intra-psychique est créée par la présence contradictoire, dans le champ de la perception, d'objets psychiques incompatibles entre eux du point de vue de la logique du "Moi". Mais le conflit lui-même ne se forme pas dans la sphère psychique, dont la psychanalyse a justement démontré qu'elle était entièrement organisée autour de la non-conflictualité.
  7. De la même façon, nous sommes tout à fait autorisés à invalider l'alliance des mot : "psycho-pathologie" et "souffrance psychique" (qui en est la traduction étymologique). A qui viendrait-il l'idée saugrenue qu'une image télé-visuelle "souffre"? Ce qui souffre, c'est l'organisme dans sa globalité ou dans l'un de ses ensembles organique. Le système affectif lui-même constitue l'une de ces parties originaires génératrices de l'expérience de la souffrance.
  8. Nous réintérrogerons enfin la notion de refoulement conçue comme instance psychique, fonctionnant à la manière d'une "douane" qui aurait pour mission de trier parmi les représentations inconscientes celles qui présenteraient une incompatibilité avec les représentations tolérées par le "Moi".

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Une fois levées ces hypothèses heuristiques largement inspirées par la quête freudienne, il nous reste à définir ce que j'appellerai la FONCTION PSYCHOMORPHIQUE pour désigner cet ensemble de processus générateurs de formes mentales distinctes des processus perceptuels/mémoriels.

Cette définition repose sur la séparation de la fonction mentale en deux plans hétérogènes : le plan des phénomènes liés à la perception, à la mémoire et au rappel ; et le plan des phénomènes psychiques, libres de déterminations objectives, entièrement orientées par des inductions qui prennent leur source à la confluence de la pulsion, de l'affect et des résidus sensoriels.

C'est dans le jeu dialectique entre les degrés d'intensité de la mobilisation de la pulsion (tramée par l'affect) et la capacité du "Je" à intégrer l'émergence de l'affect (et de la pulsion qui innerve l'affect), sans risque fondamental de s'y abolir, que se forme l'extraordinaire aventure psychique, où se déploie ce que l'on peut appeler sans réserve la PULSION CREATRICE, qu'il me plaît à moi d'appeler la PULSION METAMORPHIQUE.

  1. La FONCTION PSYCHOMORPHIQUE est une fonction dynamique de combinaison/conjugaison d'éléments hétérogènes d'origine perceptuelle, émotionnelle et pulsionnelle.
    L'émergence de cette fonction est probablement liée à l'apparition, dans la chaîne génétique des hominiens supérieurs, des structures néo-corticales appelées par les neurobiologistes "plages de convergence". Ces territoires corticaux ont pour caractéristique de recevoir des afférences en provenance de tous les autres territoires corticaux récepteurs, de nature sensorielle, motrice, émotionnelle et langagière. Il est important de comprendre que les stimuli qui arrivent dans ces territoires de convergence ne proviennent pas directement des organes sensoriels mais des centres nerveux eux-mêmes, et que la structure neuronique de ces "plages" est radiale et interconnectée. Ils ne sont pas, en outre, soumis à la barrière inhibitrice de l'action que constitue chez les humains le cortex préfrontal.
    Du point de vue de la neurobiologie, il me semble que l'on ne peut faire une objection majeure à la théorie selon laquelle l'apparition de la fonction psychomorphique intervient (simultanément ou consécutivement) à un moment de l'évolution génétique où l'espèce hominienne est invalidée du côté des dispositifs instinctuels.
  2. Les activités psychiques pures sont constituées par le rêve nocturne, la rêverie diurne, les images hypnagogiques, les phénomènes idéatoires déclenchés par les états de relaxation, les images médiumniques propres aux états de transe, les phantasmes originaires (proto-psychiques), les fantasmes primaires (de la période œdipienne), toutes les modalités sensorielles de l'hallucination et du délire ; et les diverses modalités de la pensée créatrice (artistique et intellectuelle).
  3. La visée "organismique" (pour reprendre la terminologie de Carl Rogers) du développement de la fonction psychique est l'élaboration des zones de l'expérience vécue, notamment de l'expérience originaire, inaccessibles à la perception du "Je". Elle est le lieu de transformation de l'affect (non-conscient) en représentation (assujettie au "Je").
    Winnicott est, me semble-t-il, le premier à avoir postulé l'existence de ces zones de l'expérience affective originaire "impensables" ; de ces évènements " qui ont eu lieu, et qui n'ont pas trouvé leur lieu de représentation " (Lebovici, Préface au livre de Winnicott "Jeu et Réalité") dont le caractère non-conscient n'est pas lié, comme le postule la théorie Freudienne, au travail du refoulement, mais à ce que le "Moi" n'était pas encore en mesure de les intégrer (Winnicott : "La crainte de l'effondrement"). Winnicott privilégiait en particulier ce qu'il nommait " les états d'agonie primitive" comme prototypes de ces évènements inscrits dans l'expérience originaire qui n'ont jamais fait l'objet d'une élaboration dans le système du "Je".
    Avec les recherches psychanalytiques de Piéra Aulagnier, nous allons pouvoir élargir le champ de ces évènements originaires centrés sur les intensités traumatiques ("agoniques") ; "érotiques", liées aux processus originaires de satisfaction, qui sont, de façon complémentaire aux premiers, à la base des affects. Et nous verrons, tout à l'heure, de quelle façon la PULSION METAMORPHIQUE se déploie sur ce territoire de prédilection de l'affectivité originaire qu'elle a précisément pour fonction d'élaborer sur la scène du "Je".
  4. Le principe directeur de l'activité psychomorphique repose sur la représentation imaginaire des visées pulsionnelles (ou de leur altération) et sur le dépassement de la conflictualité à l'intérieur de l'activité psychique elle-même. Le système neurologique qui secrète l'activité psychique n'est pas, rappelons-le, relié en voie directe aux analyseurs sensoriels, mais aux "terminaux centralisés" de provenances corticales multiples. L'idée d'un aboutissement imaginaire des visées pulsionnelles n'est pas exactement superposable à la notion Freudienne de "principe de plaisir". Contrairement à la rumeur, je postule en effet que le plaisir n'est pas un but poursuivi par l'organisme (le "Soi") mais par le "Moi". Seule la satisfaction des besoins fondamentaux, dont le plaisir est un effet, peut être considérée comme une visée directrice de l'action dictée par le Soi.
    Ce principe d'aboutissement pulsionnel dans la représentation ne saurait dont être opposé au principe de réalité puisqu'il en est une des modalités structurantes.
  5. Le travail de conversion des morphes psychiques en objets psychiques stables place le "Je" en position de possible contradiction ou confusion. En effet, là où la création psychique intervient comme énonciation manifeste en réponse à une expérience affective actuelle, les objets psychiques sont susceptibles de venir substituer leur propre tissu résiduel de représentations familières au "Je", comme cela est le cas dans la perception délirante ou dans les phénomènes de transfert.
    Au fond, il est tout à fait légitime de considérer que l'ensemble des "objets psychiques", résidus mémorisés de l'activité psychomorphique, constituent un ensemble doué d'un certain degré d'homogénéité vers lequel, en l'absence d'objet réel, se tourne le "Je" lorsqu'il rencontre un obstacle affectif. C'est cette structure que l'on peut à juste titre appeler la "Psyché".
    Cette distinction entre "activité psychique créatrice" et "Psyché résiduelle" va revêtir une particulière importance lorsque nous aborderons la question de la psychothérapie ; et de l'accent que l'on mettra, selon l'école à laquelle on se réfère, soit sur l'analyse de la genèse et de la structure des "objets psychiques" (dans le processus de l'anamnèse) ; soit sur le Jeu et sur les processus créateurs et relationnels spontanés, comme cela est le cas dans les dispositifs psychothérapiques (ou de formation thérapeutique) que j'ai élaborés, en adéquation profonde, je crois, avec les orientations cliniques de Winnicott et de Carl Rogers.
  6. Le processus inaugural du fonctionnement de la pensée créatrice (qui est une des modalités co-extensive à la formation du "Je") a été remarquablement décrit par Winnicott sous les termes de "PHENOMENES TRANSITIONNELS" .
    Cette forme primitive de constitution de l'activité psychique permet au sujet humain, au travers de la constitution d'objets internes représentant les objets externes dont dépend sa survie biologique, de médier sa relation au monde. Le phénomène est suffisamment et universellement admis pour qu'il soit nécessaire d'y revenir en détail. Pour l'essentiel, je rappellerai les différentes étapes de la genèse de la fonction psychique :
    1. Au cours de la période périnatale, l'intensité des expériences corporelles de satisfaction et de frustration, et les intenses sentiments d'amour et de haine qui accompagnent les paroxysmes du plaisir et de la douleur originaires génèrent les premières protoreprésentations que Suzan Isaac a appelées "PHANTASMES", terme auquel je me référerai par la suite (plutôt qu'à celui élaboré par Piéra Aulagnier sous le terme de PICTOGRAMME). Pendant ces temps chaotiques et bénis, le nourrisson est la proie d'une intense activité hallucinatoire placée sous le sceau de la symbiose, de la dévoration, de la persécution, de l'omnipotence... phantasmes qui constitueront la matrice affective des FANTASMES de la deuxième génération, liés à la sphère œdipienne.
    2. La période psycho-génétique suivante s'organise autour des phénomènes de dissolution de la relation symbiotique à la mère, de la résolution de l'omnipotence, de l'accès à la position dépressive et de l'individuation, c'est-à-dire de la mise en place de l'instance appelée "Je", à partir de laquelle s'ordonneront les modalités "objectives" et "subjectives" de la perception et de l'expérience créatrice.

Les processus "TRANSITIONNELS" remplissent cette fonction de la façon suivante :

  • Dans un premier temps, le nourrisson sélectionne un ou plusieurs éléments sensoriels combinés émanant du contact au corps de la mère, auxquels sont associées des expériences de satisfaction : odeurs du corps, tissus des vêtements empreints de ces odeurs ; ou parties du corps propre...
  • Dans les situations anxiogènes, le recours à ces "objets" doublement investis de sensorialité et d'affect provoque l'apaisement du nourrisson. Ils fonctionnent comme "image internalisée" de l'objet externe maternel.
  • L'investissement simultané d'un de ces objets privilégié, par la mère et par le nourrisson, comme "signifiant" du lien d'amour et de sa permanence, va contribuer activement à développer chez le nourrisson une image stable et consistante de la mère, mobilisable au gré des tensions et des angoisses liées à sa disparition sporadique hors du champ de la perception du bébé.
  • Dans un dernier temps, l'image interne prend le pas sur l'objet intermédiaire, qui est "oublié".
    Winnicott, rappelons-le, fait de ce processus le prototype de l'expérience créatrice, en ce sens, justement, que le nourrisson passe au cours de cette épreuve du statut dyadique (symbiotique) au statut du sujet différencié. La création du DOUDOU en constitue la base stratégique. Tout au cours de cette période, c'est l'infrastructure même du fonctionnement psychique qui se met en place. Et le bébé qui ne parvient pas à effectuer ce travail de translation de l'objet réel à l'objet imaginaire, via l'objet transitionnel, a de fortes chances de rester fixé sur des modalités affectives de type narcissique (substrat de la position psychotique).

C'est au travers du jeu des phénomènes d'hallucination somesthésique/coenesthésique (qui constituent les protoformations psychiques) que vont se structurer les premières relations objectales que le nourrisson va établir avec son environnement humain et non-humain.

Ce n'est que lorsque cette transformation est terminée que le jeune enfant est capable d'énoncer une représentation du monde en première personne, c'est-à-dire de rentrer en dialogue avec une image dont il discerne qu'elle incarne son idéïté. C'est ce processus qui aboutira, à terme, à l'avènement du "Je".

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Les démélées conjugales
de l'affect et de la pulsion

Certains concepts, dits, pour cette raison, opératoires, servent à décrire des processus observables dans l'expérience clinique. Ils offrent une sécurité analytique suffisante pour permettre au praticien de travailler avec confiance. Ils constituent les fondements de la théorie.

Certains concepts, par contre, sont de pures créations psychiques du théoricien, destinées à combler les intervalles opaques de la connaissance. Ils ont une valeur explicative hypothétique. Leur utilisation au sein du discours explicatif global reste légitime, à la condition que le théoricien, et le lecteur averti, gardent à leur sujet une attitude normalement circonspecte et dubitative. Dans le cas contraire, de provisoire et approximative, la pensée se fait croyance ; le discours se fait dogme ; l'attitude se teinte d'intégrisme ; et le groupe des élus s'organise sur le mode de la consommation totémique du Nom et des Œuvres du Père, avec le cortège de mauvaise foi, d'intolérance et d'organisation cannibale du pouvoir qui caractérise ces sociétés ésotériques.

Nous avons vu tout à l'heure comment il en allait ainsi avec la notion d'"Inconscient", qui a finalement remplacé dans la conscience culturelle scientiste la très religieuse notion d'âme.

Des deux concepts que nous allons examiner maintenant, celui de PULSION et celui d'AFFECT, nous allons essayer de tirer le meilleur parti. Cet apparent détour théorique est rendu nécessaire, pour la question qui nous occupe de la Création, à un double titre :

  • d'une part, parce que dans les préludes de cette réflexion je pose la PULSION CREATRICE comme l'une des facettes, un des aspect du système pulsionnel qui singularise l'humain parmi les espèces animales ;
  • d'autre part, parce que j'en arrive aujourd'hui à considérer ce que l'on appelle l'AFFECTIVITE comme étant l'ensemble des dispositions originaires qui établissent entre l'expérience et la perception une contiguïté infranchissable, celle là même qui est à l'origine de l'illusion de l'existence d'une instance psychique clivée dont la psychanalyse a pérennisé la croyance sous le vocable d'"Inconscient".

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Mâleries de la pulsion

Etymologiquement, le terme "pulsion" désigne l'exercice d'une "poussée" : Ondes péristaltiques puissantes déclenchées par les hormones de l'accouchement qui poussent inexorablement le bébé hors de la matrice ; spasmes intestinaux commandés sur la base de signaux neurovégétatifs, qui expulsent la merde par le trou du cul qui se dilate ; pulsion génésique qui précipite le contenu des vésicules séminales dans le tendre et brûlant réceptacle à lui destiné...

A côté de ces "pulsions biologiques pures", dont la source et l'objet sont endogènes, on trouve des pulsions dont la source est endogène et l'objet exogène : l'agression orale de la bouche du bébé sur le mamelon turgescent de la mère (et, de manière générale, le comportement alimentaire) ; l'agression du mâle sur la femelle pour l'exercice du coït et les comportements sexuels. Voici tout ce que l'on peut dire de consistant sur les pulsions : qu'elles sont la matérialisation dans le corps et le comportement d'un travail hormonal et neuronal tourné vers la conservation de l'intégrité du corps et vers la perpétuation de l'espèce.

Lorsque l'excitation est exogène et l'objet exogène, l'orientation pulsionnelle va dépendre de l'analyse, innée ou acquise, des signaux liminaires au degré de menace encouru par le sujet. Du résultat de l'analyse, et de la précarité de la position du sujet, dépendra le comportement d'attaque ou de fuite de l'objet qui menace son intégrité.

Du point de vue de la neurobiologie et de la neurophysiologie, la pulsion est le résultat de sécrétions hormonales et neuro-transmettrices actives. Ceci écarte d'entrée de jeu toute conception de la pulsion, en tant que mécanisme basique, qui ne la représente pas comme orientée vers l'intégrité, la continuité, la réalisation des potentialités, l'adaptation et la survie de l'organisme dans son environnement humain et non-humain. En particulier, cela disqualifie une fois pour toutes, espérons-le, l'obscène concept Freudien de "pulsion de mort". A ce sujet, il serait pertinent de parler d'"impulsion suicidaire", c'est-à-dire d'un comportement (et non d'une pulsion) dans lequel la prégnance de la souffrance affective et des objets psychiques persécuteurs prend le pas sur la perception du réel, et prive le sujet de toute capacité "immunitaire".

C'est dire ici qu'une des caractéristiques majeures du destin des pulsions est d'être marqué irrémédiablement du sceau des affects originaires, de ceux précisément dont la perception directe est définitivement occultée au "Je".

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Les femelleries de l'affect

Celle-ci est la réflexion centrale : de la compréhension de la nature, de la genèse et des modes de manifestation de ce que nous appelons l'affectivité dépend en grande part la compréhension des dynamismes sous-jacents à la vie psychique ; et la détermination de nos options techniques dans le domaine de la psychothérapie, ou du développement de la créativité.

La notion d'affect reste, dans le vocabulaire de la psychologie contemporaine, une notion floue, reliée avec imprécision au système de la décharge émotionnelle, lorsqu'elle n'est pas purement et simplement assimilée à l'émotion. Il est à mon sens tout à fait important de bien signifier que le système émotionnel est un "système" physiologique homogène, qui possède une fonction régulatrice et immunitaire fondamentale, même si par ailleurs, comme l'ensemble des systèmes neuro-hormonaux, il est susceptible d'être perturbé par les condition-nements affectifs.

La compréhension de l'organisation affective passe par la théorie de la mémoire et du codage des informations dans les ensembles neurologiques, hormonaux et musculaires. Nous savons aujourd'hui que l'image de la mémoire comme "réservoir" de souvenirs est inadéquate à décrire les processus mnésiques. L'inscription, provisoire ou durable, d'une information dans le système nerveux, résulte d'un codage particulier des acides aminés et des enzymes constituants du noyau neuronique, et de la modulation des agents neuro-transmetteurs. Ces ensembles bio-chimiques et bio-électriques sont directement soumis aux conditionnements hédoniques ou nociceptifs (renforcement positif et négatif). Il ressort de ceci un certain nombre de choses extrêmement importantes pour notre propos :

  • La première, c'est que la remémoration n'est pas un processus psychique, mais un processus mental lié au travail de synthèse des colonnes cellulaires concernées par une unité mnésique (Apprentissage et mémoire : Delacour, 1989);
  • La deuxième, c'est que le "refoulement" est lié au verrouillage biochimique du travail de synthèse des ensembles cellulaires imposé par un conditionnement nociceptif. Nous disposons d'un modèle neurologique pour expliquer ce phénomène, que l'on appelle les "boucles auto-régulées" : certains neurones possèdent des dentrites (efférents du corps cellulaire du neurone) dont la synapse est directement reliée au corps cellulaire du neurone émetteur (afférent). L'activité sécrétionnaire de la dendrite est programmée pour déverser des messagers chimiques inhibiteurs (recapture de la sérotonine dans le processus de la dépression par exemple) lorsque certains signaux (analysés comme menaçants pour l'intégrité) apparaissent dans le circuit. C'est cette inhibition du travail de synthèse des molécules du corps cellulaire (dont l'organisation est "codée" de façon stable dans des ensembles neurologiques solidaires) qui constitue ce que nous appelons le refoulement qui n'est autre qu'un trouble du "rappel" par inhibition de la synthèse des constituants biochimiques du souvenir (Delacour, "Apprentissage et mémoire : une approche neurobiologique", Masson, 1987).
  • La troisième, que la théorie du conditionnement de base des unités cellulaires s'applique à l'"enregistrement" des expériences globales, notamment des expériences originaires vécues par le nourrisson ; qu'elle s'applique également aux ensembles comportementaux complexes que le sujet traverse sous le non d'"éducation".
  • La quatrième enfin, que le système pulsionnel lui-même est "affectable" par voie de conditionnement, en particulier lors des premiers échanges néo-nataux.

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Les deux déterminants fondamentaux du codage organique de l'information que l'on appelle l'"affect" sont : le plaisir, en tant qu'effet de la satisfaction des besoins vitaux ; et la douleur en tant que marque d'une menace contre l'intégrité de l'organisme.

Les affects "hédoniques" ont pour effet d'ouvrir l'organisme aux échanges avec l'environnement ; les affects nociceptifs ont pour effet de les rétrécir, voire de les éviter ou de les empêcher.

Le lecteur attentif aura compris au terme de ce parcours que je dessine une théorie dans laquelle pulsion et affect existent de manière monolithique. Pas plus qu'il n'existe de pulsion "pure", il ne se peut "isoler" d'affect. Ce qui existe, c'est un alliage compact de l'énergie pulsionnelle orientée, tant au niveau de l'intensité que de la qualité, par des expériences affectives déterminantes, à quoi il convient, en dernier ressort, d'ajouter les remaniements introduits par l'élaboration imaginaire que le sujet impose à l'expérience des fonctions corporelles. La notion de "MOTION PULSION-NELLE", créée par Freud, pourrait à mon sens tout à fait servir à désigner ce qu'il en est, dans l'expérience, de cette "fusion" de l'affect, de la pulsion et de l'élaboration psychique des fonctions instinctuelles.

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Le bal des mnesies originaires

Un autre voile reste à soulever sur l'épineuse question qui a traversé un siècle de Psychologie, qui prend son origine dans les observations de Freud concernant l'"amnésie infantile". Freud situe son origine dans la tentative d'effacement de la sexualité infantile par le refoulement de ses représentations dans l'Inconscient (le "réservoir").

Quoi qu'il en soit du destin de cette explication, nous sommes en mesure aujourd'hui de définir un champ d'expériences "inconscientes" qui ne procède pas du refoulement, mais d'un autre mécanisme qui lui est antérieur, et dont la théorisation a été faite par Winnicott dans un article intitulé : "La crainte de l'effondrement" (Nouvelle revue de Psychanalyse, n° 11). J'ai consacré un long développement à cette analyse dans une conférence prononcée lors du congrès des psychomotriciens (Paris 1989 "De l'énonciation plastique à la représentations psychique", Revue "Thérapie Psychomotrice, (n° de Janvier 1991) à laquelle je renvoie le lecteur. Pour l'instant, j'en résumerai les aspects essentiels :

  1. Winnicott montre qu'un certain nombre d'expériences affectives périnatales, "originaires", n'ont pu être intégrées à la structure du "Moi" dans la mesure où celle-ci n'est pas encore suffisamment cohésive.
    "Dans le contexte dont je parle, l'inconscient (qui n'est pas l'inconscient de la formulation Freudienne) signifie que l'intégration du "Moi" n'est pas en mesure d'absorber quelque chose. Le "Moi" est trop immature pour rassembler tous les phénomènes dans le champ de la toute-puissance" (art. cit.p.93).
  2. Il fait en particulier référence aux événements affectifs qu'il appelle les "agonies primitives", c'est-à-dire des expériences de souffrance subjectivement ressenties comme menace de mort par le nourrisson, qui ne donnent lieu à aucune possibilité intégrative, car l'instance percevante, le "Je", n'est pas encore formée. Le "Je" constitue le logiciel indispensable à la saisie et à l'interprétation des informations.
  3. En l'absence de ce "Je", le nourrisson n'existe pas de manière différenciée. Il est "engobé" dans la dyade originaire, et, comme le dit Lebovici (préface au "Jeu et réalité" de Winnicott), " quelque chose a eu lieu, qui n'a pas de lieu", qui n'a pas trouvé son lieu de représentation". Cette géniale intuition va nous permettre de comprendre le rôle fondamental de l'expérience créatrice comme offrant cet espace/temps privilégié où vient prendre forme l'"impensable originaire".
  4. Nous retrouvons la même analyse chez Piéra Aulagnier qui va élargir le territoire des premières formations d'affects aux expériences hédoniques. C'est dans son ouvrage "La violence de l'interpréta tion" que Piéra Aulagnier précise le caractère "inconnaissable" de " l'originaire" (terme générique qu'elle substitue purement et simplement au terme d'"Inconscient").
  5. Pour désigner cette réserve d'expériences originaires soustraites à la connaissance du "Je", j'ai proposé dans deux articles récents d'utiliser le terme de "MNESIE" ("Théorie mon amour", revue "Pratiques Corporelles", n° spécial Winnicott ; et "Thérapie Psychomotrice", n° de janvier 1991 : http://www.art-cru.com/textes-theoriques/articles-du-cru/theorie-mon-amour )

Les MNESIES sont les engrammes neuro-somatiques actifs d'évènements bruts enregistrés de façon stable par l'organisme, mais dont l'incrustation, en l'absence d'un mode d'organisation de l'information (le "Je"), n'a abouti ni à une configuration interprétable, ni à la constitution d'objets psychiques stables , puisque la fonction psychique n'est pleinement opérationnelle et mobilisable que relativement tard dans le développement du nourrisson (probablement à partir de ce seuil d'irréductibilité, où bute la psychanalyse, de l'amnésie infantile).

La caractéristique majeure des mnésies réside dans leur tendance active permanente à générer des représentations : soit sous la forme de scénarii psychiques (dans le rêve ou dans le fantasme) ; soit sous forme corporelle/psychique (dans le travail de la Création) soit sous la forme de symptômes.

Les mnésies sont donc des structures distinctes de celles des souvenirs inhibés. Elles forment la strate primitive constituante de l'expérience affective, et elles sont le creuset de la formation des phantasmes originaires, autour desquels l'activité psychique prendra son essor.

Le point dynamique majeur, tiré de l'expérience clinique, pour comprendre le potentiel subversif de l'acte créateur, c'est que l'effraction créatrice réussit là où les dispositifs psycho-analytiques fondés sur l'énonciation verbale échouent : à savoir, la pénétration des formations mnésiques originaires, directement productrices d'œuvres, et secondairement d'élaboration psychique.

C'est cette tendance active du noyau originaire constituant l'expérience fondamentale du sujet humain que Carl Rogers appelle " la tendance à l'actualisation du Soi" ; que Harold Searles appelle "la tendance thérapeutique" ; que j'appelle moi-même la "pulsion métamorphique".

C'est sur cette tendance fondamentalement dynamique et positive que nous allons nous appuyer dans la "psychothérapie expressionnelle à médiation créatrice" ; et dans l'éducation de ce précieux outil de développement de l'être humain qu'est la créativité.

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Les voix du saigneur
sont pénétrables

Il me reste à dessiner le schéma d'intelligibilité qui va nous permettre de saisir la nature profondément subversive du processus créateur.

La théorie globale que je forme des processus psycho-génétiques et des dispositions psycho-analytiques repose sur les bases suivantes :

  1. L'avènement de l'expérience existentielle primitive est doublement marqué (et de manière irréversible) par la qualité du travail parturient, et par les degrés d'intensité des souffrances primales traversées par le fœtus à l'occasion de la naissance ; ainsi que par la qualité des premiers modes d'échanges du nouveau-né avec son environnement néo-natal, notamment par la qualité des processus de réparation affective et de restauration symbiotique proposés par la mère.
  2. Selon la qualité des opérations précédentes, l'organisme nouveau-né va développer un mode d'être-au-monde et d'investissement objectal organisé entre deux polarités affectives : la confiance instinctuelle qui ouvre le champ à la relation symbiotique et narcissique ; et la défiance instinctuelle qui resserre l'organisme nouveau-né sur des modalités persécutives, qui sont susceptibles de déployer chez le nourrisson les composantes "haïques", destructrices, hallucinatoires et/ou autistiques.
    Il est important de noter à ce sujet que si certains comportements maternels post-nataux sont susceptibles de favoriser ces modalités destructrices, celles-ci peuvent aussi se développer de façon totalement indépendante d'un réel amour maternel, comme réaction à des souffrances subjectivement ressenties comme excessives par le nouveau-né.
  3. Les premières formations de "phantasmes" sont co-extensives au développement des premières expériences affectives. Il s'agit de "proto-représentations" à composantes somatiques hallucinatoires, dans lesquelles les expériences sensorimotrices de la nutrition, du portage et des soins corporels jouent un rôle prépondérant : incorporation, dévoration, persécution, puis, ultérieurement, omnipotence...
    Ces formations phantasmatiques archaïques sont inaccessibles à l'investigation par voie associative verbale ; elles le sont par contre dans l'expérience d'expression plastique dans un dispositif psychothérapique approprié. Les phantasmes originaires constituent la première expérience organique non corporelle (psychogénétique) dont la structure servira de trame aux formations psychiques ultérieures.
    La vie psychique proprement dite s'inaugure à partir du développement de la réussite ou de l'échec de la capacité du nourrisson à mettre en place une "matrice narrative" composée de formes affectives, mentalisées ou "sensorialisées", homothétiques au monde objectal (dont l'image de la mère va constituer le prototype).
    C'est à l'issue de ce processus, opérateur de la dissolution de la dyade originaire, que va s'entamer l'étape suivante de l'épreuve identitaire qui aboutit à la mise en place de l'instance appelée "Je" : c'est cette expérience qui inscrit la dualité perceptuelle au sein de l'être.
    Cette période va être dominée par les modalités psychiques "fantasmatiques" de la période œdipienne.
    C'est au cours de cette période également que le jeune enfant va traverser les premières mises en demeure de domestiquer son activité instinctuelle, et d'intérioriser les interdits à l'expression manifeste de la pulsion. Entre la "poussée" instinctuelle et l'injonction répressive, le jeu psychique élabore des scénari résolutoires adressés au "Je". 
    Il convient de souligner que la censure peut également provenir d'objets internes subjectifs, et remplir cette fonction avec la même efficacité.
  4. Lorsque, pour des raisons endogènes (conflit entre le "Je" et les produits psychiques), ou exogènes (répression exercée à l'encontre de l'activité psychique elle-même), le sujet est invalidé dans son fonctionnement spontané, il va alors développer une production symptomatique de type somatique, ou d'exacerbation psychique, au cours de laquelle l'activité fantasmatique va progressivement prendre le pas sur la perception du réel.

Dans cette perspective, le symptôme apparaît comme création de dernier recours ; comme ultime représentation de l'expérience affective interdite d'énonciation. C'est précisément à cet endroit que va se jouer le drame de la demande analytique.

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Qui peut le cru
peut le cuit

... " Si le regard désinvestissait la scène extérieure pour se tourner exclusivement vers la scène originaire, il ne pourrait qu'y contempler, sidéré, ces images de la chose corporelle, cette force engendrant une image du monde devenue reflet d'un espace corporel, déchiré par des affects qui sont à chaque instant, et totalement, amour ou haine, action fusionnelle ou action destructive "...

Piéra Aulagnier
"La violence de l'interprétation"

Cette citation, probablement l'une des pensées les plus percutantes de Piéra Aulagnier, décrit de manière incisive ce dont il est question dans l'expérience créatrice, artistique ou thérapeutique, authentique.


Quelques brefs commentaires sur cette phrase-clé.

  1. Elle contient en réduction la totalité de la théorie du fonctionnement psychique proposée par Piéra Aulagnier, organisée en trois plans : l'"Originaire" (inconnaissable) ; le "Primaire" (niveau du "pictogramme" et des représentations) ; le "Je" (instance percevante).
    Notons au passage que dans cette théorie architecturale (extrêmement construite) de Piéra Aulagnier, il est fait table rase du modèle topique Freudien.
  2. Le "Si" inaugural donne à penser (et confirme) le postulat d'inaccessibilité de l'Originaire. Mais il donne aussi à entendre quelque chose de l'ordre du Désir, et laisse miroiter, à l'horizon théorique la splendide tentation du "péché originaire" : à savoir, que si tu ne vas pas à l'originaire, l'originaire vient à toi. Mais il est bien possible que le système de la psychanalyse, enkysté autour des stériles concepts de "castration" et de "pulsion de mort", soit définitivement hostile à comprendre que si l'Originaire est incorruptible à la curiosité du "Je", cela ne signifie pas que l'Originaire soit informulable. Simplement, il n'est pas formulable en mode verbal de représentation, qui est la modalité expressive du Moi. Il l'est, par contre, en mode d'Expression Créatrice. La preuve clinique en est faite quotidiennement dans les Ateliers d'Expression Créatrice. C'est le logiciel/psychanalyse qui est inadéquat à faire cracher l'originaire.
  3. Ce qui est donné à voir au regard du "Je" dans l'expérience créatrice (selon Aulagnier : "qui serait donné à voir si..."), c'est : d'une part,"l'image de la chose corporelle", le " reflet de l'espace corporel déchiré par des affects" ; et d'autre part, " cette force engendrant une image du monde" traversée par les affects primitifs de haine et d'amour . Mais on ne sait pas très bien si, pour Aulagnier, cette "force", cette énergie hypothétique de représentation, désigne la fonction affect. Pour ma part, l'expérience clinique me montre que ce qui surgit sur un mode éruptif de l'Originaire dans l'expérience d'Expression Créatrice, c'est la reconstitution de l'intrication de la pulsion et de l'affect sur la scène de la Création.
  4. Ajoutons, en clôture de ce commentaire, que cette " chose corporelle", cette psy-chose, est précisément ce qui est exposé à l'état nu, au "Je" de l'analyste/thérapeute par le sujet régressé, psychotique ou non-psychotique. N'oublions jamais que la psychose est agissement permanent d' une "mise-en-œuvre" psychique.

Il nous reste maintenant à répondre à une dernière question concernant la façon dont l'expérience créatrice vient déstabiliser l'organisation rigide des signifiants originaires ; et comment, à l'occasion du Jeu qu'elle y introduit, elle remanie les rapports entre le "Je" et le "Soi" ; comment elle réconcilie le sujet avec son expérience vécue ; et comment elle accomplit cette fonction médiante entre l'Originaire et l'élaboration psychique, qui est au cœur de tout travail analytique sérieux.

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Le pet du diable

Créer suppose l'engagement libre et déterminé dans un processus de connaissance de Soi et d'intégration des éléments affectifs originaires qui compromettent la qualité de notre existence et entravent le plein exercice de nos potentialités vitales. Créer suppose une prise de risque de transformer totalement notre construction du réel et de renoncer aux pseudo-valeurs épuisantes auxquelles nous tentons d'amarrer notre destin.

Créer, à la différence de rêver, implique que l'éradication de la résistance soit accomplie par le sujet lui-même, alors que dans le rêve (et dans toutes les formes altérées de la conscience vigile) la chute de la résistance vient de l'absence du sujet (due à la mise hors circuit du système activateur ascendant pendant le sommeil).

Créer implique l'engagement corporel du sujet, c'est-à-dire le système de l'action, de l'agir physique . La mise sous tension et la mobilisation de l'énergie somatique a pour conséquence immédiate de mettre également en tension et en effervescence les "mnésies" corporelles (non-conscientes), et à réanimer les stases affectives qui leur sont associées. Créer va donc se traduire, dans un premier temps, par le développement d'un mal-être et par la mise en tension des résistances du "Je" à la reconstitution des évènements originaires qui ont marqué le développement.

Le processus central qui opère cette métamorphose de l'expérience affective en représentation a été remarquablement décrit par Michel Thévoz, exégète de l'Art Brut et conservateur de la collection Dubuffet à Lausanne, dans son livre "Art, Folie, Graffiti". Sous les termes d'" accession rétroactive à l'existence historique", Thévoz explique comment l'œuvre créatrice accomplit la transmutation de l'affect. Thévoz dit ceci :

..."La chronologie psychique n'obéit pas à la succession linéaire du temps historique ; elle contrevient au contraire à l'anamnèse médicale conventionnelle puisque le passé, le présent et le futur interfèrent continuellement. Tout se passe comme si la préhistoire infantile conservait son caractère lacunaire, suspensif, "en souffrance", attendant de l'élaboration phantasmatique adulte son accession rétro-active à l'existence historique".

Cette contrevention introduit un renversement de perspective considérable dans la question de la conduite du travail analytique/thérapique, dans la mesure où la recherche anamnétique n'apparaît plus comme la (seule) visée (possible) de la quête associative.

Bien au contraire, dans le travail analytique qui va prendre pour visée le Jeu psychique lui-même, tel qu'il s'élabore et se déploie, en particulier dans l'expérience créatrice spontanée, le surgissement des souvenirs traumatiques et le libre fonctionnement émotionnel viennent en aval de l'engagement créateur. L'affect, et les stases pulsionnelles qui y sont intriquées y trouvent leur dénouement. Le sujet fait alors l'expérience d'un intense déploiement énergétique susceptible d'investir les objets adéquats ; et il devient capable d'intégrer ces fragments de son histoire dans la mesure où ils ont perdu, dans le mouvement de leur révélation, leur charge d'angoisse et leur toxicité.

Thévoz ajoute ceci :

... "l'œuvre réalise une interaction féconde entre l'impulsion plastique et les événements irrésolus de la préhistoire infantile. Elle reste en communication réversible avec le passé psychique ; elle ne s'explique pas par lui ; elle l'explique au contraire, elle l'élabore... de sorte que si l'on tient à un enchaînement causal, il faudrait alors l'envisager dans l'autre sens, c'est-à-dire à partir de l'œuvre comme détermination productrice qui résoudrait le suspens originaire, et qui peuplerait le passé psychique comme si celui-ci avait attendu d'elle sa réalisation symbolique ".

Cette "accession rétro-active à l'existence historique" désigne parfaitement ce dont il est question dans toute expérience créatrice authentique, artistique ou thérapeutique. Comme le dit si bien Thévoz "L'artiste est artiste précisément dans son impulsion plastique à introduire du Jeu dans les signes à la faveur duquel une significations inédite, et sans doute involontaire, va s'approprier insensiblement des signifiants qui ne lui étaient pas primitivement destinés... L'œuvre d'art réalise la jonction d'une impulsion ludique et d'une signification inédite ou illégitime qui, à elles deux, ont raison de l'ordre canonique des signifiants" (op.cit.p.16 et 17).

Ce que Thévoz dit de l'artiste est parfaitement applicable au client en analyse, à la condition que l'aire d'expression que nous lui accordons (ou qu'il s'accorde) soit réellement construite comme un lieu favorable à l'investissement créateur, quel que soit le médium expressionnel choisi, verbe, corps, langages plastiques... Les termes d'" analyse transitionnelle" conviendraient parfaitement pour désigner une telle modalité de travail analytique.

Comment le fait de se placer en état de création provoque-t-il ces bouleversements? Quel est-il cet état magique qui déclenche un tel flux de jouissance que les digues dressées contre le libre exercice pulsionnel se desserrent progressivement, parfois brutalement, pour perdre toute raison d'être ?

Que se passe-t-il de tellement évident du côté de la satisfaction affective profonde pour que la personne qui a commencé à pénétrer dans cet état d'intense "æsthésie" accepte d'être envahie par ces fragments inconnus, angoissants et douloureux, de sa préhistoire de sujet ?

La réponse en est extrêmement simple : ce qui fonde cette audace, c'est que, dès l'instant où est surmontée la résistance liée au pressentiment de la violence intérieure que le sujet devra affronter, le travail de décharge affective commence. Et le sujet ressent cela immédiatement, et avec une telle acuité, qu'il comprend instinctivement qu'un processus régulateur fiable se met en mouvement. Toute personne qui crée, même en position psychiquement défendue, peut témoigner que lorsqu'elle est "à l'œuvre", elle est dans une qualité de présence au réel (au réel de sa propre expérience) qu'elle n'atteint que rarement dans la réalité, et qui lui donne la qualité de satisfaction "actuelle" que lui procurerait une pleine satisfaction charnelle amoureuse.
La personne qui crée est placée dans l'état paradoxal de ressentir simultanément la mise à jour et le déploiement de sa souffrance affective comme un intense soulagement.

Il n'y a pas d'autre réponse à ces interrogations. Et il n'y a pas d'autre possibilité de validation de cette analyse que d'y aller voir soi-même.

Ceci est une théorie de l'expérience : la mienne et celle des centaines de personnes qui m'ont offert leur confiance et dont j'ai pu observer le travail fécond de "crise" dans mes Ateliers d'Expression Créatrice depuis 1975.

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Ad libidum

(du latin "désir à volonté")

Il n'est certes pas très convenable d'introduire le lecteur en fin d'émission, mais comme vous l'aurez compris si vous avez eu la patience de lire cette réflexion, la créativité psychique ne s'accommode pas de la convention.

Mon propos, au travers de cette "mise-à-plat", est de contribuer à la constitution d'une théorie de l'expérience créatrice, et d'une théorie des conditions opératoires de son développement dans les domaines de l'éducation, de l'art, de l'analyse et d travail thérapeutique. Le projet paraîtra peut-être prétentieux... cela ne me touche guère. Le terrain est vierge. La réflexion sur la Création et sur l'Art est restée un point aveugle de la recherche psychanalytique académique (il serait d'ailleurs passionnant de comprendre où s'articule cette résistance des intégristes du Freudisme à aller s'y soumettre, à ce travail dissolvant de l'expérience créatrice, dans les mêmes conditions de rigueur que celles dans laquelle ils sont censés s'être placés au moment de leur propre analyse).

Dans son état actuel d'élaboration, la théorie que je propose suppose la nécessité, pour le chercheur avancé qui pense la phénoménologie de la Création, de considérer qu'elle est inanalysable si l'on ne maîtrise pas une théorie claire du rapport affect/pulsion/représentation et du fonctionnement de la figuration psychique. La principale difficulté de cette obligation tient à ce que l'observation de l'expérience créatrice elle-même (non médiate et didactique), invalide le modèle explicatif Freudien traditionnellement admis de l'"appareil psychique". Et que cette "mise en doute" ne peut faire sens hors d'une expérience significative de l'engagement créateur.

Dans le fond, la "démonstration" que je fais ici est simple, même si le lecteur peut avoir l'impression que l'"appareil démonstratif" est encombrant. Cet écrit, réalisé d'une traite, sans remaniement, et sans consultation de mes textes antérieurs, me donne le sentiment d'une grande continuité dans les thèses que je développe. En particulier dans le souci qui est le mien de conceptualiser ma propre expérience, "à-typique", de créateur, de thérapeute et de formateur, et d'en soumettre les découvertes et les énoncés à la confrontation.

A ce Jeu excitant, je prends quelques risques épistémologiques avec le vieux bâtiment théorique. Les "pro" de la théorie y rongeront leur dentier : moi, je m'adresse à tous ceux qui sont à pied d'œuvre sur le terrain de l'éducation et du soin psycho-affectif, pour qu'ils sentent qu'il y a des alternatives aux hégémonies, aux exclusions, aux psychothérapies de classe, comme aux arsenaux chimiothérapiques ; qu'elles sont à leur portée pour peu qu'ils ne soient pas totalement englués dans les conformismes institutionnels ; que c'est cela la créativité: cette espèce d'effervescence corrosive, contagieuse et non domesticable, seule capable de déstabiliser les défenses institutionnelles chroniques, érigées en codes du travail et de l'immobilité, qui régimentent les deux institutions les plus nocives pour la Liberté, pour la Culture, et pour l'Economie même : l'Educationationale, qui ne parvient pas, réforme après réforme, à comprendre les exigences d'une pédagogie réellement créatrice, et qui n'arrive pas, surtout, à surmonter les puissantes résistances au changement du "corps" enseignant affairé à protéger ses pauvres privilèges et représentations archaïques de leur métier ; et la Psychiatrie traditionnelle dans ses fringues néo-aliénistes et comportementalistes.

Montêton, le 23 août 1990

Article édité par la Revue "PRATIQUES CORPORELLES" 1991
revisité pendant la période de confinement du mois de Mars 2020 
Société Française d'Éducation et de Rééducation Psycho-motrice