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Le conte nu

Du Conte résiduel au Conte actuel

Festival du Conte et des Arts de la Parole
Bordeaux Saint Michel
Le 16 Juin 2000

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Conférence nuisible de
Guy LAFARGUE
Psychologue
Docteur en Sciences de l'Éducation
Directeur des Ateliers de l'Art CRU

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Il était une fois un loup qui allait de Centre Social en Maison de quartier, et qui racontait des histoires vraies d'hommes et de femmes remplies de passions, de haines, de meurtres, d'accidents de la route, de prises d'otages, de camps de concentration, de purification ethnique assistée par ordinateur, d'assassinats de populations civiles par les États, de pandémie sidaïque incontrôlable, de détresse alimentaire et de toutes sortes d'horreurs bien réelles.

C'est dire qu'aujourd'hui, ce qui était autrefois le monde f(ph)antasmatique des Contes merveilleux est devenu l'ordinaire de la réalité servi chaque jour sur les écrans de télévision avec les hors d'œuvres au moment du repas. Le réel affectif de tout bébé venu au monde, les problèmes inhérents à la croissance du jeune enfant dans sa construction de la réalité et dans la formation de son identité, perdu dans la jungle de ses angoisses primitives , ce Réel est devenu la réalité.

Une des conquêtes importante que la psycho-analyse nous a apportée concerne la découverte des tendances affectives infantiles à la destructivité, qui ont, chez le petit enfant et tout au long de notre vie, une fonction structurante lorsqu'elle s'expriment dans la zone affectée à leur usage et dans les langages érogènes appropriés.

Il semble que ces tendances innées, dont l'expression participe de la venue au monde du petit humain, ont fait irruption hors de leur champ sensible naturel dans une utilisation perverse du langage ; qu'elles ont fait effraction dans la réalité, qu'elles dirigent la vie du monde d'aujourd'hui et les pratiques de l'information. Iici on égorge à ciel ouvert femmes et nouveaux-nés, là on prostitue les enfants, ailleurs, on viole et on tue en bandes pédérastiques des fillettes de quatre ans et on découpe leur cadavre en morceaux qu'on jette dans des poubelles en plastique aseptisées, un peu partout on inceste avec les honneurs de la télé. La corruption, qui est aux praticiens du pouvoir ce que l'éthique est aux criminels, est pratiquée aux plus hauts niveaux de la société.

L'écran domestique a supplanté les genoux et la confidence au creux de l'oreille. Les Ogres sont à la maison et aux leviers de commande des États ; les Sorcières travaillent dans les laboratoires transgéniques ; les Fées pointent à la DDASS et à la Commission Locale d'Insertion. Il n' y a plus d' écart entre le Réel et la Réalité où se fondait et se déployait la fécondité imaginaire du Conte Merveilleux. Il n'y a plus de différence familière entre la sexualité et l'amour. Il n'y a plus rien.

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Le Réel est, si l'on admet cette idée baroque de Jacques Lacan, le monde brut des affect originaires, des sentiments primitifs, des émotions archaïques, des pulsions vitales et des angoisses de mort tel que les éprouvent le nouveau-né et le très jeune enfant. C'est un monde de haute densité, semé d'épreuves affectives que le jeune enfant va affronter en développant une compétence créatrice innée : la création d'images, la construction laborieuse d'un univers psychique, qui sert à l'homme à se constituer un capital d'images mentales qui lui permettront de se représenter son expérience intérieure et de s'expliquer à lui-même le fonctionnement du monde et de la Réalité, cela même que l'on appelle "donner du sens" fonction purement humaine.

La compétence de création psychique des êtres humains leur sert essentiellement à cela : à construire un équilibre satisfaisant entre le Réel et la Réalité. Entre le monde interne et le monde extérieur des phénomènes. La vie psychique de l'être humain se développe pour lui permettre de rendre homogène à sa propre expérience ce qui lui est hétérogène (pour reprendre les termes de Piéra Aulagnier), et qui construit ou menace son intégrité et son potentiel de développement. C'est dans ce processus du travail créateur liant le monde des excitations et des pulsions et le monde des événements extérieurs que vient s'insérer le monde du Merveilleux et des Contes de Fées .

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Le problème, c'est que nous sommes immergés, les jeunes enfants d'aujourd'hui sont immergés, dans un magma médiatique de régression éthique et culturelle. dans lequel le monde d'horreur de Barbe Bleue, de l'Ogre de Poucet et du Loup, censés être le miroir pacifiant des états d'angoisse des jeunes enfants est devenu ce qui se passe dans la réalité. Les jeunes enfants sont engobés[1] dans l'imaginaire environnemental. Englués dans un monde d'Images toutes faîtes, d'une extrême violence, qui abolit le travail normal d'intégration du Réel, de l'Imaginaire et du Symbolique par le jeu de la création psychique, lui substituant une psyché de synthèse qui aliène toute possibilité de

différenciation du Soi et de l'Objet. Images télévisuelles, certes, mais images événementielles ayant franchi les limites de l'horreur : les enfants irlandais de C.P attaqués collectivement par une communauté religieuse de cinglés[2], les enfants algériens victimes et témoins des assassinats à l'arme blanche, les enfants roumains de l'ère Ceaucescu, les enfants des zones urbaines hors la loi, les enfants gavés d'informations sur les meurtres d'enfants, sur les pratiques infanticides sur des bébés placés dans des congélateurs, sur les violences sexuelles de parents sur leurs enfants, sur les décapitations religieuses...La liste est terrifiante. Qu'est ce qui peut bien se construire dans une tête d'enfant soumise à ces terreurs inassimilables, impensables, dans la réalité ou sur l'écran de télévision ?

Le refoulé, ce que les psychanalystes appellent ainsi, c'est selon moi, ce que le jeune enfant doit abandonner des modes de jouissance originels et se séparer des terreurs archaïques , pour grandir et mûrir à de nouvelles expériences libidinales. Le renoncement à la possession exclusive de la jouissance charnelle primitive censé en élargir le champ et les qualités, fait perpétuellement retour dans la réalité et vient se constituer en réalité psychique étrangère ou familière dans l'Imaginaire de l'enfant, formant une sorte d'exo-psyché coalescente à sa propre production psychique. Le refoulement est refoulement des pulsions et non celui des représentations, toujours en aval des investissements affectifs.

L'enfant d'aujourd'hui n'a pas le même paquetage psychique que l'enfant d'il y a trente ans. En tous cas, pas le même que le mien.

La révolution technologique, la généralisation de la contraception féminine, la diversion opérée sur les tabous sexuels, l'éclatement de la structure du couple, la mutation violente des structures parentales, la désagrégation de l'autorité et du sentiment de la personne, l'explosion du monde de l'image de synthèse et de la marchandise ont radicalement modifié la nature des messages que le jeune enfant d'aujourd'hui doit assimiler pour grandir, et probablement modifié aussi la structure de l'Imaginaire de l'enfance telle qu'elle existe aujourd'hui.

Dans le monde où j'ai grandi, les choses étaient beaucoup plus rondes. Bien sûr, il y avait d'autres systèmes, la religion par exemple, mais cela se négociait encore dans l'enceinte familiale et dans une culture de proximité et de convivialité. Les croyances étaient ce qui organisait la culture. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Il n'y a plus de croyances, il n'y a que des masses d'images.

Dans l'imaginaire des adultes, il n'y a plus beaucoup de merveilleux, c’est-à-dire de mondes secrets retranchés du commerce sociologique. Il n'y a plus que des histoires nouvelles empruntées aux containers culturels de masse.

L'espace mental de ce monde-ci est rempli d'images fabriquées pour maintenir un état d'excitation morbide élevé.

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Le Merveilleux était le mode de penser syncrétique d'une culture pour laquelle il n'y avait pas de différence entre la projection poétique du monde, les croyances et la Réalité. Les gens adhéraient de façon plus ou moins distraite aux explications religieuses, philosophiques et poétiques du monde

Aujourd'hui, me semble-t-il, il n'y a plus que la Réalité dans sa brutalité, sa violence paroxystique quotidiennement distillée à la manière d'une drogue, une violence addictive cultivée par les médias pour maintenir l'état d'excitation dépressive des consommateurs dont se nourrissent les médias.

L'enfant d'aujourd'hui est équipé très tôt de cette exo-psyché de synthèse gavée des images des journaux télévisés, des pubs, des dessins animés japonais et des jeux vidéo. Je ne saurais dire si cette super-structure psychique, cette exo- psyché de synthèse laisse une place à l'autre, à la vie psychique créatrice et au jeu, où si elle occupe la totalité de l'espace interne.

Il était une fois, il y a bien longtemps, le Merveilleux...

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Contradictoirement à cette régression éthique en regard d'une culture marquée à la fois par la dimension communautaire et solidaire des groupes humains et par un mode de connaissance largement poétique du monde, la nouvelle donne culturelle a promu par la conquête scientifique (éthologie, neuro-psychologie, sciences cognitives) l'avènement d'une vision positive et constructive du bébé humain et de ses potentialités de développement. Nous sommes tranquillement passés d'une conception misérabiliste, chrétienne et psychanalytique du bébé, à une conception positive, potentialiste et créatrice.

C'en est bien fini de la conception culturelle comme quoi les bébés. sont des êtres végétatifs à remplir et à vider, sans passions autres que la tétée et la défécation.

Cette histoire-là peut paraître difficile à avaler, mais la mythologie du bébé mignon, passif, stupide et amorphe est passée à la trappe. Il faut se faire une raison. Merci à Leboyer, à Françoise Dolto, à Donald Winnicott et à Jean-Jacques Rousseau leur maître.

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La psycho-analyse des jeunes enfants, la psychothérapie des adultes qu'on appelle psychotiques, nous ont révélé que la vie psychique du bébé et du jeune enfant était l'empreinte de leurs peurs profondes, qu'elle était construite, dominée par des pulsions destructives intenses et par de méchants phantasmes de cannibalisme, de meurtre, de possession sexuelle, de toute-puissance, qui, si ces pulsions phantasmatiques ne trouvent pas chez la mère un accueil serein, si la mère n'y a pas de disponibilité instinctive , vont se développer en souffrances irréductibles et menacer dangereusement la santé affective et émotionnelle du bébé.

Je ne partage pas du tout le point de vue de la métapsychologie freudienne comme quoi la psyché serait un appareil qui serait structuré/orienté par le plaisir. La vie psychique n'est pas une structure mais un effet de structure. Elle n'est pas assimilable à un appareil. Il n'y a d'appareil psychique que dans la tête des psychanalystes. Ces mots-là pour désigner les produits de l'activité corticale sont une pure fiction.

L'expérience psychique est un processus émergent, destiné à traiter des états-d'être problématiques. L'activité psychique est une compétence innée de l'organisme par où, justement, il se spécifie en tant qu' humain. Le freudisme a transformé la créativité psychique en une machine à plaisir, en une bauge.

Les formations psychiques n'ont pas pour but premier de décharger des tensions, mais de les révéler à la perception et de préparer ainsi l'organisme (maître souverain) à la résolution des tensions dans l'action. Pas dans la sublimation, cet article du catéchisme freudien.

Chez l'être humain, la production psychique naît de l'impuissance à résoudre une tension biologique ou affective. Elle travaille à informer le sujet des carences de sa vie émotionnelle, instinctuelle, relationnelle, intellectuelle. Elle est seulement un effet de Sens, l' inscription du Réel en un tracé narratif, un indicateur de l'état d'altération de l'expérience instinctuelle du sujet, de l'état du lien intersubjectif nécessaire à sa survie en tant que sujet.

Et si l'on en croit les experts, tous unanimes sur la question, le monde des Contes Merveilleux traite exactement de la chose et constitue une grande médication poétique pour résoudre ces souffrances émotionnelles et apporter au jeune enfant pne nourriture affective dont il a besoin pour grandir.

Si on enlève le c du mot médi(c)ation ("Des contes pour guérir") on obtient ceci : Le Conte Merveilleux est une médiation psychique pour contribuer à résoudre les angoisses affectives et émotionnelles liées à la croissance, à la nécessité créatrice de grandir, pour affronter de nouvelles réalités, pour aider à renoncer à certains modes de jouissance exclusifs et pour ouvrir la libido à de nouvelles zones de jouissance.

Le Conte est fondé sur des scénarii prototypiques qui donnent corps et organisent les principales tendances affectives et émotionnelles inconscientes du jeune enfant. Le Conte Merveilleux est une voie d'accès au sens (à l'esthésie) de l'existence.

Comme l'a très clairement expliqué Bruno Bettleheim, en participant à la constitution émergente de l'espace psychique, le Conte permet au jeune enfant de sentir que les épreuves affectives émotionnelles et psychiques qu'il traverse ont un sens, une issue, une orientation positive dans le cours du travail de l'humanisation.

S'interroger sur le Conte Merveilleux, c'est donc s'interroger sur la croissance émotionnelle et affective.

S'interroger sur le Conte Merveilleux, c'est tenter de comprendre les processus psychiques eux-mêmes et leur fonction dans l'économie du développement et de l'humanisation du bébé humain, et de la personne aliénée qui n'a pas réussie à construire une représentation du monde suffisamment confortable pour y prendre appui confiant et nourricier.

La prime enfance consiste en ce travail de construction de sa propre humanité, de conquête de son identité d'être humain qui n'est pas du tout donnée au point de départ ; travail de passage de l'état de mammifère à l'état d'humain. Cette humanisation procède d'un travail de construction, instinctif pourvu que le jeu instinctuel s'y développe à minima dans la relation émotionnelle entre le bébé et la mère, entre le bébé et son environnement, entre le jeune enfant et le monde.

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Comment le contage et l'inventivité imaginaire dans le monde des Contes opèrent-t-ils ce passage du non-humain à l'humain, de l'enfance dominée par l'affect, à la maturité dominée par la représentation ?

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Histoire de la brouette mythomane. Il était une fois une brouette mythomane qui dansait au milieu des bois pour séduire les ombres des arbres. Elle tournait lentement sur elle-même, avec d'infinies précautions, repue de vent et de carcasses d'oiseaux. Soudain, elle fut prise de nausées violentes. Elle se roulait par terre en criant des injures, tendue à l'extrême, soumise à la violence des paroles tues que tout le monde redoutait d'entendre, secouant l'arbre des souvenirs, des brûlures, des pierres tombales effondrées et fendues. Elle avait pris l'habitude de jouer avec les monstres qui ne sont dangereux, tout le monde sait cela, seulement lorsqu'on les prend pour une denrée alimentaire soumise aux radiations nucléaires. Alors, toutes les choses sont prises dans un tremblement néfaste qui déborde dans la chambre, envahit les murs qui se mettent à vibrer pour aboutir à la destruction finale de l'édifice dont les issues ont été murées. Mais elle avait confiance. Elle était affairée à traquer le calice des fleurs, à en mettre plein la vue aux oiseaux de proie. Elle fut emportée par un fleuve d'éclats de rire qui lui coulaient sur les flancs. Elle explosa une tranche de fruit sur la roche nue, se mit à danser, enveloppa la pulpe éblouie du fruit avec ses mains, y caressa lentement ses lèvres, les enfonça dans le sol spongieux où mûrissent des fleurs noires dont la sève est si précieuse au sommeil. C'était assez terrifiant de la voir ainsi entre ciel et terre, aux prises avec la sombre fascination du vide. Pour finir, elle s'allongea à même le sol, brûlante et saturée. Elle s'endormit et ne se réveilla plus jamais.
Guy Lafargue : Les contes d'Ordeboue Décembre 2000

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Les atavismes culturels

le mythe de l'Imagination populaire

Je vais prendre le risque de dire que ce qu'on appelle et que l'on célèbre sous les termes d'imagination populaire est un mythe, une rumeur, une construction médiatique, un résidu nostalgique de l'époque où il existait encore une communauté

humaine vivante en tant que communauté et des valeurs de convivialité, de respect transgénérationnel et de transmission abrupte des traditions.

Certainement, dans quelques régions de notre vieille Europe, une tradition conviviale communautaire reste enracinée, mais le phénomène de l'urbanisation massive, de la désertification des campagnes, de leur industrialisation sournoise, ont détruit le tissu imaginaire de la culture à l'ancienne (en Bretagne, il n'y a pas que les nappes phréatiques qui sont polluées, il y a les sources du Merveilleux).

Une époque est révolue où existait une harmonie, une synergie, entre la réalité et les croyances. Les croyances étaient ce qui fondait la communauté sociale, le code du lien social. Le monde du Merveilleux se développait naturellement comme inscription du Réel dans l'espace des Objets psychiques. Aujourd'hui, avant de consulter leur arthrite pour prédire le temps qu'il fera demain, les vieux consultent la météo sur TF1. Quant aux mômes de la France profonde, pendant que leurs papasmamans sirotent les cassettes pornopédos sur l'écran, ils sont scotchés à leur playstation et ils surfent sur Internet.

Nous, enfin moi, mon disque dur biologique est saturé. Je souffle en queue du peloton, mais je suis toujours dans la course. Et je pense. Je ne suis pas pensé par le discours. Je suis vigilant, et je crée.

Le mythe des textes
sacrés du répertoire

L'idée, largement développée chez les exégètes du conte merveilleux, selon laquelle les contes culturels se sont affinés au long du temps pour ne contenir que les éléments essentiels de la phantasmatique psycho-affective est peut-être bien une explication hâtive. Peut-être bien, au contraire, que les Contes Merveilleux se sont dégradés et ont paradoxalement régressé par rapport à leur situation native, par rapport aux Contes Bruts, par rapport à ce moment magique où pour la première fois un homme, une femme, aimants ont commencé à dire à un enfant les images inventées de leur lien avec cet enfant et avec cette communauté humaine prise dans la difficile nécessité d'exister. C'est le moment émergent du symbole, de la métaphore, dans le lien d'amour, c'est le processus de leur actualisation dans une narration vive qui constitue selon moi le cœur de la vitalité du Conte et de sa contagion orale.

L'acculturation mimétique procède au rabotage, au nivelage de la situation singulière où est placé le Conteur vis à vis de sa tâche de médium pour aider l'enfant dans la régulation de sa vie émotionnelle et affective, et dans l'apaisement des tensions communautaires, au moment de cette réconciliation qui se fait autour de l'enveloppe maternelle tissée par le conteur.

Selon moi, tout processus de rétention et de fixation opéré par un individu et étendu au fonctionnement social procède d'une altération culturelle plutôt que d'un affinement. Il introduit une normalisation, une standardisation des codifications, une machinisation, une instrumentalisation de la pensée du Merveilleux, au détriment de la fonction médiumnique, inventive et créatrice du conteur.

Que l'on m'entende bien : je ne dénigre pas l'idée muséographique qui préside au comptage, au dé-compte culturel (j'ai découvert avec intérêt que les deux mots "Contes" et "Comptes" avaient la même origine sémantique). J'ai beaucoup de respect et d'estime pour le passionnant travail conservatoire de Pierre La Forgue que j'ai eu la chance de fréquenter dans les années 1975, et dont j'ai goûté les récits des travaux de collecte dans les Landes de Garonne, et pour les mises en scène publiques de son travail qu'il a conduites à Bordeaux, mais je ne suis pas d'accord avec la façon dont les autres s'en servent : sur le mode de l'instrumentalisation. Le conte ne soigne pas. La psychanalyse appliquée n’est pas un truc cascher

Pour moi, ce qui est fondamental dans la situation de contage entre le conteur et l'écoutant, c'est la fonction médiumnique et créatrice, inventive et émergente de l'IMAGINAIRE EN ACTE. Le résiduel ne m'intéresse pas en tant que tel, sinon comme trace, comme vertu didactique, mais certainement pas comme ensilage, ni comme collection. La pulsion de collection est hétérogène à la pulsion créatrice où s'origine le Conte Merveilleux. Selon le point de vue auquel j'invite, le Merveilleux a subi le même type d'érosion que celui qu'a subi au travers de l'histoire de l'art le processus pictural devenu académisme formaliste, dès l'instant où un individu à pris conscience de l'espace dans l'à-plat, et où il a inventé la perspective, puis tout à sa jouissance, s'est mis à l'enseigner. Dès l'instant où le processus expressif (émergent) devient un Objet culturel (récurrent), une grande part de sa charge poétique et subversive est neutralisée. Ce qui est opérant dans le racontar ne se réduit pas au contenu symbolique du Conte.

La métapsychologie freudienne

 

En dehors des conteurs eux-mêmes, des troubadours de la poésie fantasmatique, et des entomologistes collecteurs, le Conte Merveilleux a vivement mobilisé les psychanalystes. Freud lui-même, Jung et les autres, et ceux d'aujourd'hui, à commencer par le psychanalyste bordelais Pierre Lafforgue créateur de l'Institut psychothérapique de la Pomme Bleue (auteur du livre "Petit Poucet deviendra grand" Mollat Ed.), René Kaès et Jacques Hochman (" Contes et divans" Dunod Ed.).

L'intérêt des psychanalystes pour le Conte Merveilleux s'inscrit dans une triple préoccupation :

  • d' appropriation épistémologique d'un champ qui est hétérogène à sa pratique fondamentale qui est la psycho-analyse, ce que l'on appelle la psychanalyse appliquée (à l'analyse littéraire, à l'analyse de l'Art...) dans le mouvement perpétuel de réélaboration et de conquête de nouveaux objets identificatoires.
  • d' utilisation à des fins psycho-analytiques notamment dans le travail avec les enfants psychotiques.
  • d'étude structurale du conte comme une des modalités du rêve avec les partis-pris métapsychologiques contestables qui sous-tendent le point de vue freudien et post-freudien sur toute manifestation concernant les processus de pensée.

Les méfaits de la psychanalyse appliquée

A l'origine, la psycho-analyse se présente comme un art : l'exercice d' un mode de communication exploratoire de la vie inconsciente de personnes en souffrance, invalidées dans leur vie quotidienne par une difficulté profonde à satisfaire leurs besoins humains dans leurs échanges avec leurs partenaires de vie, dans les plans de leurs liens affectifs et émotionnels familiaux, dans l'expression de

leur sexualité, dans leur réalisation sociale. Freud, pour la première fois dans l'histoire de la médecine, décentrait le regard du symptôme somatique ou psychique et de leur traitement médicalisé, pour le tourner vers la reconstruction de l'histoire affective et émotionnelle du sujet.

L'histoire de cette discipline, la psycho-analyse comme praxis du travail de changement est certainement l' un des événements culturels majeurs du 20° siècle. Le contre-point culturel de cette formidable conquête idéo-praxique, réside dans le développement, de la psychanalyse spéculative elle-même, systématisée sous le nom de métapsychologie, parallèlement à l'élaboration de la doctrine de l'action et des processus psycho-affectifs qui s'y jouent et s'y expriment.

A l'origine, si la métapsychologie s'est développée en appui sur les observations de la cure psycho-analytique, elle s'est ensuite et très rapidement dévoyée en un système clos de représentations auto-alimenté, visant à expliquer rationnellement la totalité des phénomènes qui traversent le champ, passant d'une logique théorique fondée sur l'observation, à une logique spéculative fondée sur le fonctionnement de la pensée des théoriciens suridentifiés à la doctrine fondatrice du maître.

La métapsychologie est devenue une superstructure de la pensée des psychanalystes en dehors de laquelle rien ne pourrait se penser de la pensée. Les grands théoriciens de la psychanalyse, les grandes constructions explicatives psychanalytiques fonctionnent comme corpus de pensées immuables

sur un mode hégémonique, récusant toute tentative de rappeler que cette pensée théorique à prétention universelle, est elle-même le produit subjectif d' un processus de pensée. Avec la généralisation de la métapsychologie comme doctrine, les psychanalystes ont cessé de penser le Réel pour l'interpréter. La psychanalyse s'est mise à fonctionner comme une religion. Le mode de sortie de cette impasse épistémologique réside dans une fuite en avant appelée "psychanalyse appliquée".

L'un de ces travers incurables de la psychanalyse appliquée consiste à prendre possession de territoires convoités de l'exercice de la pensée, connexes à son territoire originel (le process psychique comme médiation langagière dans la relation de transfert) et d' appliquer à ces nouveaux champs - l'Art, la Religion, les Mythes, les Contes, le CRU - un isomorphe de la méthode princeps mise au point pour la cure-type : la dérive associative et son interprétation dans le filtre du métapsychologiquement correct.

Ce processus de type colonial consiste à trouver dans l'interprétation de ses Objets les confirmations de la théorie qui les interprète. Les signes d'or du langage religieux des Incas deviennent le Trésor de la couronne espagnole. Quant au processus poétique, constituant des signifiants langagiers par où le discours métaphorique est opérant (métamorphique) il est purement et simplement éradiqué. En introduisant dans les Objets originaires les propriétés anamorphiques de la théorie, les adeptes du freudisme s'assurent une légitimité de façade. Mais au terme de l'opération, le signifiant langagier va devenir ornement, prothèse, signe extérieur de pouvoir et de richesse.

Freud, en transe métapsychologique, ouvre la voie à ce type de spoliation avec son travail de psycho-analyse appliquée à "La Gradiva" œuvre très ennuyeuse tirée du texte d'un dénommé Jensen. Le processus en est au fond très simple : il consiste en l'arraisonnement du texte (dans la psycho-analyse littéraire), ou des récits (dans la psycho-analyse des Contes de Fées) et d'y appliquer la théorie Freudienne de l'interprétation du Rêve et ses extensions.

L'a-priori fondateur de la psychanalyse comme prétendue science, c'est qu'il existe un inconscient psychique ; qu' il existe des représentations psychiques inconscientes, des représentations clivées de la perception, inaccessibles à la perception. Et que la preuve de l'existence de ce fond de représentations psychiques nous est apportée par le rêve, les lapsus, les actes manqués les mots d'esprits. En particuliers le rêve, où plus exactement l'interprétation des rêves qui est la voie royale qui mène à l'inconscient. Et dans les contes de fées qu'on va détourner de leur cours imaginaires pour en cananalyser les berges

Ainsi, chaque fois que nous rêvons, ou commettons un lapsus ou posons un acte manqué, il s'agirait d'une sorte de processus d'effraction des barrières du refoulement (lui-même conçu comme un processus psychique) par des formes psychiques, laissant échapper à la surface des contenus psychiques refoulés…une sorte de fuite dans les soutes.

Cette croyance est tellement enkystée dans la corporation, dans la conscience collective, dans la psyché culturelle, tellement colportée comme un allant-de-soi, elle fait tellement partie du tronc commun des croyances de l'homme cultivé du 20° siècle, et des chroniques de Marie-Claire, qu'il ne vient à l'idée de personne de mettre à jour et de dénoncer cette supercherie. L'idée d'un Inconscient (nominatif) est devenue une protopensée culturelle dont la fonction occulte est de protéger le système de la théorie psychanalytique fondé sur ce postulat religieux. L'Inconscient est l'Hostie des psychanalystes, le Corps et le Sang de Freud : "Allongez-les en mémoire de moi".

Cette représentation substanciale d'une banque psychique, cette transsubstanciation des Objets psychiques en un Inconscient tangible au travers des failles du refoulement est le subterfuge fondateur de la psychanalyse comme prétendue Science alors qu'elle n'est qu'un des systèmes de représentation poétique de la vie psychique.

Il suffit de peu de choses pour faire sauter le verrou du refoulement culturel : restaurer le mot inconscient dans sa fonction adjective. L'adjectif par définition qualificatif est ce qui marque la qualité attachée au nom, ce qui dans l'indéterminé du nom introduit de la différence, de la singularité. L'adjectif précise les caractéristiques et les attributs constituants du nom qui spécifient le nominatif. Il est tout à fait fondé de parler d'une vie inconsciente. La quasi totalité de la vie organique est inconsciente, c’est-à-dire que la perception ne peut pas en rendre compte directement. Mais ce n'est pas du tout le cas de la vie psychique elle-même.

La vie psychique est une fonction de l'organisme humain qui, fondamentalement, est coalescente à la perception du sujet, au Je. C'est une fonction émergente.

La psychanalyse ne considère pas les produits psychiques comme liés à une fonction émergente, mais comme inclusion dans une fonction conteneur. La théorie psychanalytique fait la confusion entre la Mémoire et la fonction psychique poétique. Entre le stockage d'images et le processus de création d'images. Entre ce qui est devenu une banque d'objets psychiques résiduels réutilisés par le sujet dans le transfert, et le travail de création psychique lui-même, circonstanciel, répondant à des situations existentielles actuelles comme dans le rêve et dans l'expérience créatrice.

Il y a selon moi deux plans distincts des phénomènes de représentation :

  • Les phénomènes de pur rappel d'objets mentaux engrammés dans le tissu neurologique par apprentissage (dépourvus d'affects) ou en raison du coefficient traumatique ou de survie qui est attaché à ces événements psychiques, mémorisés pour le rôle qu'ils ont joué dans l'économie du sujet à un moment subjectif de son histoire (par exemple on va se rappeler toute sa vie un rêve que l'on a fait au cours de son adolescence). Il s'agit bien d'une représentation psychique, mais ces représentations sont des matériaux inertes, sans véritable fonction actuelle autre que leur possible utilisation créatrice par le sujet dans la formation de représentations actuelles, et seulement dans cette dynamique-là.
  • Les phénomènes de formation d'images mentales utilisant des combinatoires nouvelles d'informations actuelles (restes diurnes) et résiduelles (Objets psychiques anciens) sélectionnés dans le transfert (ici et maintenant) pour la valeur opératoire qu'ils ont eue à une période structuralement perçue par le sujet comme analogique à la situation actuelle). C'est cette vie de représentation-là qui m'intéresse, qui constitue le terreau de l'expérience créatrice et de cette nouvelle disciplineanalytique dont j'essaie d'élaborer la théorie.

La psychanalyse a développé le mythe de l'Inconscient psychique résiduel comme unique ligne d'horizon de l'activité de ce vieux couple obsessionnel psychanalysant/psychanalyste alors que paradoxalement elle utilise pour ce faire le processus créateur de l'Association Libre. Elle utilise ce qui est l'élément psychique créateur actuel, cathartique, opérateur du changement, simplement comme excavateur pour déterrer les déchets, les résidus de l'expérience. Elle instrumentalise la fonction créatrice.

D'une certaine façon la démarche psychanalytique pure est coprophilique. Elle donne pour tâche au sujet la réincorporation des matériaux morts de l'expérience résiduelle. Elle mise sur le processus archéologique plutôt que sur l' expérience créatrice et constructive, sur le culte des événements morts plutôt que sur leur destruction définitive dans l'acte créateur. Sur le métaphorique plutôt que sur le métamorphique. Sur le résiduel plutôt que sur l'actuel. C'est exactement sur ce point que je me sépare de cet avatar de la psycho-analyse inventive et créatrice (germinale dit Lacan) élaborée par Freud, transformée par sa postérité en un système religieux. Tout le reste se déduit de ce changement de posture à l'égard de la vie psychique.

Pour moi, la vie psychique est tournée vers l'expérience immédiate en vue du développement des potentialités du sujet, de ses capacités génétiques à choisir parmi les comportements possibles ceux qui mobilisent son dynamisme et lui ouvrent les meilleures chances de développement des potentialités qui composent son capital émotionnel/ affectif/intellectuel.

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Ce détour était indispensable pour comprendre ce qui dans le Conte Merveilleux - par excellence territoire de l'expérience psychique - s'affirme fondamentalement pour moi comme lieu de l'expérience créatrice actuelle par où il tire son efficience et non d'abord comme lieu de la mémoire culturelle par où il s'aliène. Le procédé de la psychanalyse appliqué au Conte Merveilleux est une démarche pernicieuse.

La psychanalyse comme système explicatif est dominée par la structure anale. Elle est fixée sur les contenus latents en vue de leur interprétation. C'est une procédure de l'aval. C'est toujours du bol fécal dont il est question dans ce traitement analytique du résiduel.

Pas plus que toute autre forme de création, le rêve ou le Conte Merveilleux ne valent d'abord par leur contenu latent, n'ont de contenu latent. L'idée de contenu latent est un anachronisme imaginaire, pure argutie idéologique, une fabulation des psychanalystes. Le rêve, comme le Conte Merveilleux, comme le lapsus valent par le processus de leur formation et par la qualité de décharge affective qu'ils opèrent ou procurent dans l'instant de leur production, par la force subversive qu'ils manifestent à l'encontre de l'ordre intérieur établi. Le supposé contenu latent est confondu, dans la théorie psychanalytique, avec la matrice affective où s'origine le jeu de la représentation, avec le travail de la formation des formes psychiques par où l'affect devient accessible au Je, par où il devient objet pensable.

Le Conte Merveilleux, comme le rêve, valent par le processus de leur formation que ce soit dans l'expérience solitaire, intrasubjective, du dormeur; que ce soit dans l'expérience intersubjective du conteur.

C'est l'Acte relationnel de contage qui est l'opération princeps, pas d'abord l'histoire qui ne constitue qu'une somme de stimulii affectifs propices à l'activité onirique de l'auditeur. C'est la matrice psycho-affective et le bain émotionnel créés par le conteur qui constituent les facteurs opérants et structurants de l'expérience de l'enchantement, de cette activité onirique subjective et narcissisante opérée par le Conte Merveilleux, de ce mouvement par où l'affect prend pied dans l'imaginaire.

Lorsqu'on a admis cette prévalence de l'affect sur la représentation, alors on peut avancer en confiance vers les signifiants engagés dans le Conte. En prenant bien soin de toujours avoir présent à l'esprit que le signifiant n'est pas psychique, que le signifiant est l'histoire réelle, est le Réel, et non ses représentationsmétaphoriques par où la psychanalyse les arraisonne et les réduit au mimétique.

C'est le contage qui est l'opérat princeps de l'enchantement et ce sont les qualités médiumniques (empathiques et créatrices) du conteur qui sont la condition nécessaire et suffisante de son influence structurante comme starter de l'activité psychique du sujet, et de la communauté de sujets à laquelle il s'adresse. C'est la passion narcissique commune au conteur et aux auditeurs qui assure la fécondité du Conte Merveilleux. Le bricolage psychanalytique qui viserait au travers du conte à mimer intentionnellement cette relation passionnelle ne serait que le pantin de cette addiction par où la complicité du conteur et de l'enfant se referme sur le monde secret des passions originaires.

La psychanalyse des Contes de Fées ne sert à rien. Sinon, bien entendu a la connaissance des processus de transformation des signifiants en signes langagiers, ce qui est l'objet de la sémiologie où la psycho-analyse apporte une contribution fondamentale. Cela offre un réel intérêt dans cette dimension-là, mais certainement pas dans celui de l'action. Comme tout ce à quoi a touché la psychologie appliquée, cela se retourne invariablement en procédés. La psychologie moderne aliénée à la marchandise, privée d'éthique, fonctionne comme instrument de dépistage, de dressage et de normalisation comportementale (les cellules psychologiques dont on nous confiture quotidiennement la tartine télévisuelle).

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La démarche intuitive/créatrice est ce qui a produit le monde du Merveilleux dont la fonction est abolie dès l'instant où l'on tente de la fixer et d'en décortiquer la structure, en vue de l'appliquer à la rééducation, voire à la thérapie : "Des contes pour guérir", quel contre-sens! Comme je l'évoquais déjà tout à l'heure, l'expérience créatrice dans la création picturale, s' est aliénée en un académisme lorsqu' un individu a soudain pris conscience de la Perspective et que, tout à la jubilation narcissique de sa découverte, s'est attaché à en décrire les lois, et à les transmettre à des élèves, engagés dès cet instant comme lui-même sans doute dans une activité mimétique de sa propre méthode de formalisation. C'est à ce moment-là que la peinture a cessé d'être expressive pour devenir mimétique.

Le processus créateur - la Gestaltung - s'aliène bientôt en une méthode, en un comportement standardisé, refermant la faille créatrice par où les signifiants étaient justement susceptibles d'être piégés, effractés et dévoilés. Tout processus de ce type peut être considéré comme le fruit d'une résistance à la mise à jour des signifiants dans le jeu de l'Expression.

Ce qui est opérant dans le travail de l'analyse, c'est évidemment le processus de l'Expression, quelle qu'en soit la modalité : émotionnelle, affective, æsthétique, psychique .

En devenant objet de connaissance le rêve est devenu objet de culte. Dès cet instant où le rêve est utilisé comme matériau d'analyse et non comme lieu d'expression, une dynamique de la complaisance et de la résistance se substitue à la dynamique expressive : le client se met à rêver pour son psychanalyste qui conforte à son tour la résistance par le travail de l'interprétation. Ainsi les deux complices peuvent entretenir un certain temps la clôture narcissique de leurs mythologies anecdotiques respectives au détriment de la subversion onirique.

Une fausse histoire de fées. Des fées musclées se promènent en se tenant par la main sur un méchant petit chemin de caprices de fumée. Un boulet de charbon incandescent tombe sur le drap malicieux en proie aux tourments psychiques d'une femme boursouflée de songes qui poussent en place des dents sur ses gencives, où, depuis bien longtemps, aucun amour n'a daigné incruster ses libéralités. Fétiche en os de princesses des mille et une colères, profiteuse de rêve acclamée au visage par des sondeurs d'opinion creux, me diras-tu, un jour, ce que tu as fait avec moi? Me diras- tu, un jour, comment les bulbes éclatent dans ton ventre ? Me diras-tu, un jour, si je peux recueillir l'écume de tes rêves pour purger les sermons noirs des vidanges de Dieu, et pour me débarrasser une fois pour toutes de la plus-value exorbitante des mots menteurs ? Les mouches se dandinent verticalement, pour le plaisir, sur de douces éponges calcinées.
Guy Lafargue : Les contes d'Ordeboue Décembre 2000

 

La médiumnité

empathie créatrice du conteur

Créateur de contes et/ou conteurs ont en partage une faculté commune : la médiumnité, et des dispositions charismatiques variables pour en donner formulation sensible (æsthétique/poétique) et communication.

Il s'agit d'une disposition psycho-plastique qui réunit trois atouts majeurs :

  • l'empathie comme capacité de saisie directe, non-médiate des états d'affects de l'autre, telle qu'elle a été analysée et mise en valeur par le psychologue américain Carl Rogers.
  • la capacité poétique, métamorphique, c'est à dire le travail de formulation créatrice, psychique ou æsthétique, des états ou des effets d'affects.
  • la capacité de liaison intersubjective du conteur, qui constitue l'aire de contage elle-même toujours composée de deux partenaires : le conteur et le ou les auditeurs. Je ne dis pas les écoutants, car on n' écoute pas un conte, on l'entend.

C'est ce travail de conversion de l'affect, des signifiants, en formes poétiques, produits de l'alchimie symbolique, qui constitue l'univers du Conte Merveilleux. Et c'est son récit qui constitue le travail de l'enchantement comme "effet de la Parole sur le sujet en tant que le sujet est constitué des effets du signifiant" pour reprendre la superbe formule de Jacques Lacan. Le conteur est le miroir des signifiants. Il transforme les éléments ß impensables de l'expérience affective en éléments poétiques assimilables.

Ce que l'on appelle les effets de sens, ce sont justement les répercussions sensibles, articulant le Réel des sensations et émotions originaires au Symbolique des mots via l'Imaginaire. Cela n'a bien évidemment rien à voir avec la signification, avec la traque des significations que psychanalyste et psychanalysant se donnent comme visée du colloque analytique. C'est dans le processus de la formulation lui- même que réside l'opérat de la décharge, de la détente affective, et non dans sa mise sur écoute.

La détoxication des phantasmes originaires

J' adhère de façon inconditionnelle aux propos de Bruno Bettleheim lorsqu'il dit que les Contes Merveilleux traitent de façon structurante les problèmes affectifs originaires du jeune enfant. Qu' ils contribuent à sa croissance émotionnelle en donnant un sens (une existence sensible) aux convulsions affectives dont il est le siège et aux angoisses de mort qui s'y attachent. Je pense que nous devons tirer toutes les conséquences de ce point de vue et comprendre, redire peut-être sur quels processus se fonde ce travail de la détoxication des affects et de leur intégration dynamique dans un sentiment de confiance dans le monde tel qu'il est et dans les ressources de maîtrise du vivant dont dispose le sujet.

Parmi les théoriciens de la psychanalyse, c'est certainement Mélanie Klein et les néo-kleiniens (et Dolto et d'autres de cette trempe) qui ont contribué de façon décisive à accorder à la vie phantasmatique originaire toutes ses intensités, toute sa portée dramatique et dynamique dans la construction du sujet : destructivité, envie, avidité, omnipotence en constituent les fondations universelles, supra-culturelles, génétiquement constituées.

C'est cet univers paroxystique inaugural, fondateur des premières formations et objets psychiques, dites de ce fait proto-psychiques (génératrices des premiers objets psychiques), qui a secrété comme antidote le monde du Merveilleux. Belle et exemplaire leçon d'humanité par où le meilleur procède du pire. Car c'est bien du pire dont il est en permanence question dans les Contes Merveilleux : les angoisses d'abandon, la haine envers la mauvaise mère, la dévoration avide, l'anéantissement du soi, l'intense culpabilité liée aux pulsions envieuses, la destruction phantasmatique des indispensables Objets d'amour, la pulsion de meurtre, et plus tard le désir incestueux …tout ce monde d'émois aigus et d'affects explosifs qui traverse l'expérience du jeune enfant, qui n'a d'autre garde-fou pour construire son sentiment du monde que l'adaptation aimante et contenante de la mère, qui lui permet en règle générale de vivre ces mouvements sans rétorsion, bien au contraire, dans un renforcement momentané du lien symbiotique par où se restaure à chaque fois l'image de base du corps organique/relationnel jusqu'à sa complète autonomie.

Et c'est par là à mon sens, qu'opère le contage : par transfert et déplacement au sein de la relation intime de régression narcissique créée par le conteur, par la généralisation de l'univers phantasmatique qui perd ainsi son statut initial intra- subjectif. L'enfant éprouve concrètement dans l'espace de la narration que les angoisses dont il est le siège sont partagées et assumées par la communauté culturelle, y compris lorsque cette communauté se réduit à la mère ou à l'un des parents qui fait récit dans un lien d'amour dont le contage est une marque éminente.

Dans son livre "La violence de l'interprétation", Piéra Aulagnier résume à sa façon ce dont il est question dans le Conte. Elle écrit ceci :

"Si le regard désinvestissait la scène extérieure pour se tourner exclusivement vers la scène originaire, il ne pourrait qu'y contempler, sidéré, ces images de la chose corporelle, cette force engendrant une image du monde devenue reflet d'un espace corporel déchiré par des affects qui sont à chaque instant, et totalement amour ou haine, action fusionnelle ou action destructive".

L'alchimie du Merveilleux

Par quelle alchimie le Merveilleux des Contes opère-t-il ce travail de détoxication affective des pulsions destructives et des phantasmes originaires qui s'y enracinent ? Comment l'inventivité narrative à l'œuvre dans le contage contribue-t- elle à favoriser, à étayer ce passage de l'état d'enfance à l'état mature ?

Dans son livre "Petit Poucet deviendra grand", Pierre Lafforgue nous dit ceci: "Le conte porte en germe, grâce aux représentations présentes, ce qui pourra devenir une élaboration conceptuelle des contenus psychiques inconscients" (p 39). Toute la psychanalyse repose dans cette formule "les contenus psychiques inconscients".

De mon point de vue, ce que le conte propose, c'est d'engager une élaboration psychique des complexes affectifs (inconscients) vécus par l'enfant . L'enfant y a passion par ce qu'il comprend instantanément, de façon non- médiate, qu'on est en train de parler de ce qu'il éprouve sans pouvoir le nommer. Là réside la fascination enfantine et adulte pour le Conte Merveilleux. Le conte nous fournit une matrice pour penser, pour rêver, c’est-à-dire pour insinuer dans notre expérience affective actuelle une structure narrative qui fait immédiatement jouissance par ce qu'elle constitue la reconnaissance et l'objectivation d'une angoisse latente liée aux éprouvés affectifs dominés par les phantasmes archaïques.

Le Conte permet la transformation des phantasmes archaïques (eux-mêmes représentations/représentants des pulsions marquées par les affects et les défenses originaires érigées contre eux) en représentations narratives sur. lesquelles va progressivement pouvoir se développer la scénarisation psychique subjective de l'enfant.

Au cœur du lien tissé par la narration, l'enfant est rassuré quant au sens des épreuves affectives impensables. C'est l'activité de penser elle-même qui se met en mouvement, par où l'enfant a jouissance, et par où il se dégage de l'adhésivité inhérente au phantasme. C'est la mise en mouvement du processus créateur imaginaire qui est l'enjeu et le but, et non les contenus psychiques introjectés comme l'affirment les psychanalystes (les greffes de symbolique).

Avant d'être ce "conteneur de possibilités de penser" comme l'imagine Lafforgue, le Conte est avant tout cristallisation de la fonction créatrice émergente de l'Imaginaire et de l'activité de pensée elle-même, par essence créatrice, matrice de la pensée créatrice. C'est le terme "conteneur" que je remets en cause en tant qu'il n'a pour autre visée inconsciente que de conforter le mode de représentation topique freudien des "contenus" psychiques refoulés.

Le mythe de l'Inconscient Collectif

Nos certitudes ne sont bien souvent que des lieux communs
entérinés par la sottise sociologique.

Le principe de base qui soutient le point de vue selon lequel il y aurait un inconscient collectif venu du fond des temps, qui se transmettrait au sujet individuel par une voie phylogénétique, comme l'a bricolimaginé Freud, s'appuie sur cette observation selon laquelle au travers de leurs différences culturelles, les mythes de l'humanité sont fondés sur des fantasmes communs, relativement stables, et invariants. L'explication du Même par l'existence d'une sorte de tronc commun phylogénétique de ce qu'ils appellent les contenus psychiques, par l'existence d'une surdétermination structurale collective inconsciente, cela procède tout bonnement de la pensée syncrétique. Comme si la biologie avait besoin de ces chromosomes psychiques, de ces gènes culturels pour produire du Même.

La fonction psychique est une fonction émergente et non fondamentalement une fonction récurrente. Ce qui est commun à l'espèce humaine dans son ensemble, ce sont les modalités structurales/structurantes de la codification affective et du processus de formation des représentations imaginaires. Le processus de la subjectivité est singulier et non collectif. Il part de l'expérience intime et est producteur d'images subjectives, émergentes, sur lesquelles le conteur prend appui pour son propre travail jubilatoire de fédérateur des processii individuels, par où cela justement fait jouissance et forme ensuite culture, c’est-à-dire lien au travers du langage. Le processus culturel est centrifuge et non centripète comme la notion d'Inconscient collectif le suggère.

L'Inconscient collectif est un concept-écran. L'analogie entre les productions f(ph)antasmatiques des individus ne procède pas d'une force collective mythique qui emprendrait le sujet, mais bien l'élaboration émergente du processus subjectif lui- même au sein de "matrices prénarratives" stables (Daniel Stern).

Le processus du Conte Merveilleux n'est pas, comme l'exprime Pierre Lafforgue "un producteur de pensée issu de l'inconscient collectif des groupes humains", ni fondamentalement "un stimulant de pensée" mais il est la pensée native elle-même, la forme elle-même de la pensée originaire que des créateurs médiumniques vont fédérer en un culture. La culture est seconde par rapport à la pensée émergente, créatrice et non l'inverse.

Ce point de vue modifie radicalement les choses quand à la façon de se servir du Conte Merveilleux soit comme espace du lien affectif constructif (dans sa dimension créatrice) où comme prothèse, comme cela est le cas dans nombre de manifestations culturelles où pédagogiques (voire, aujourd'hui "thérapeutiques") autour du conte devenu espace de consommation d'imageries exotiques et sédatif.

Dans la convocation du récit adressée à l'enfant et le plus souvent par l'enfant dans la relation intime, ou au sein de la communauté familiale ou sociale, ce qui vient faire jouissance, ce qui fait "contentement" (enchantement), tient à la possible mise en commun du fond phantasmatique singulier de tous les sujets. Cela tient à l'autorisation contenante de leur exposition au sein d'une relation enveloppante, dans laquelle ce qui est énoncé des phantasmes originaires et des fantaisies psychiques est reconnu comme fondation commune à tous les membres du groupe, comme patrimoine communal . L'horrible affectif y perd sa toxicité. Le groupe y éprouve soulagement, contentement.

Le mot "content" et le verbe "contenir" ont la même racine étymologique. Être content, c'est être contenu. L'enchantement lié aux Contes Merveilleux remplis de telles horreurs, de telles invraisemblances, de telles turpitudes tient exactement à ce qu'ils sont contents, contenants et détoxicants des expériences affectives angoissantes traversées par le jeune enfant et toujours vivantes chez l'adulte humain à l'état de trace.

Ce que font le Conteur et l'enfant, c'est se rassurer ensemble sur le destin de ces Objets internes destructeurs. Le contentement tient au desserrement de la commune culpabilité, à la solidarité affective rétablie entre l'adulte et l'enfant, et à la dissolution fusionnelle des codes surmoïques …espace d'endormissement? L'endormissement est bien le signe de ces effets de relâchement des pressions affectives.

Le Conte comme prothèse
la théorie des implants psychiques

Raconter des contes de fées pour palier au manque-à-la-symbolisation, est à mon sens un contre-sens. Fournir des greffons psychiques à ceux qui sont supposés dépourvus d'espace psychique est une tâche impossible. Si quelque chose opère de cette intentionnalité, ce n'est certainement pas dans la dimension de la greffe de symboles que cela opère, mais ailleurs, essentiellement dans le mode de communication, dans l'échange affectif et dans le lien intertransférentiel qui s'y exprime et qui s'y développe, et dans les forces narcissisantes qui s'y épanouissent.

L'idée d'utiliser le Conte Merveilleux comme moyen thérapeutique est une idée généreuse et passionnante. Mais aussi une tentation et un piège. Comme dans les autres domaines de la création, la fascination de l'expérience créatrice y exerce ses mirages, notamment celui qui, de la même façon que dans le monde de l'art-thérapie, de l'arthopédie, considère la médiation comme possédant des vertus thérapeutiques intrinsèques. L'Art serait thérapeutique. Il n'y a rien de plus faux que cette attitude qui fait faire à ses adeptes l'économie de l'expérience créatrice. Elle accrédite auprès du public surmédiatisé l'idée que des procédés abusivement appelés créatifs, des trucs de foire, pourraient exercer une influence organisatrice de la psyché inconsciente du sujet. J'interroge vigoureusement cet à priori.

Il y a une dérive réductrice du Contage qui fait la promotion d'un Merveilleux orthopédique. Cette intentionnalité, n'aurait pas pour but immédiat la gratification narcissique mutuelle du conteur et de l'enfant; elle n'aurait pas pour but immédiat la jouissance liée à l'expérience créatrice par où le Conte est justement opérant, mais l'encodage métapsychologiquement correct des enfants. Un conte qui fixerait la normalisation psychique comme visée.

Pour moi, c'est essentiellement dans le lien affectif, dans l'accroche transférentielle où se développe le récit que réside la puissance cathartique et intégratrice du Conte.

Le processus de constitution
des contes merveilleux

Ce qui m'intéresse à moi, c'est le Conte Merveilleux à l'état natif, le Conte comme Création, celui qui est ensuite constitué en mémoire culturelle. Le Conte des créateurs de Contes. Ce sont les processus d'élaboration imaginaire et de relation intersubjective qui l'ont rendu possible qui me fascinent.

Contrairement à l'idée dominante en la matière, le processus de collectage et sa consignation dans une culture du livre a peut-être involontairement participé à la destruction du ferment, du processus d'ensemencement qui caractérisait l'ancienne

culture. De médiation symbolique dans l'histoire subjective d'une communauté

humaine constituée, la culture du livre a produit de l'édulcoration, du rétrécissement de l'Imaginaire, de l'anémie du potentiel imaginaire. Toute généralisation instrumentalisante produit une perte irréversible.

Le contage comme processus intersubjectif
et comme médiumnité

Le contage prend toute sa portée et sa fécondité dans l'expérience affective actuelle de l'enfant, de par l'acte de communication qui relie le conteur et l'enfant au sein d'une matrice symbolique, langagière, dont le récit constitue le liant L'effet majeur du Conte Merveilleux et de tout récit donné dans ce mode de rencontre tire son succès de la jouissance commune prise par l'adulte et l'enfant. C'est par là que le contenu du Conte opère, par l'ouverture d'une aire de satisfaction affective mutuelle dans laquelle les signifiants affectifs sont pris en charge par l'adulte conteur, dans une solidarité émotionnelle qui permet au jeune enfant de se

sentir compris dans les tourments qui l'assaillent. L'érogène dont il est question dans le lien nourri entre le conteur et l'enfant est l'érogène symbiotique venant se structurer dans l'imaginaire de l'enfant, par où se restaure l' "image de base" de l'enfant (concept Dolto), par où se résout le dilemme de la séparation et de l'ouverture de la subjectivité à de nouvelles expériences de satisfaction.

Dans le fond, le Conte Merveilleux agit comme subversion érotisée du discours éducatif et de la normalité culturelle. Dans le lien de contage, se produit instantanément un travail de libre régression mutuellement consentie par le conteur, l'enfant et la communauté humaine solidaire, par où se produit un desserrement des signifiants affectifs et un déploiement de l'activité de rêverie éveillée et structurante pour l'enfant. Le contage favorise le libre fonctionnement créatif de la fonction psychique qui permet l'élaboration imaginaire, (propriété émergente), de l'affect inconscient (des signifiants angoissants).

Le Conte merveilleux
comme rite transitionnel de passage
de l'Imaginaire au Symbolique

Winnicott a développé un concept particulièrement fécond - le concept d'Objet transitionnel - pour désigner un processus de passage de l'univers du Réel vers le monde de l'Imaginaire. L'Objet transitionnel, le doudou, est ce vecteur physique/affectif qui introduit le petit mammifère humain dans le monde de l'enfance et de la représentation. Le Doudou, c'est une image concrète, chargée des propriétés affectives/sensuelles du lien charnel à la mère qui va permettre au petit enfant d'avoir une preuve sensible, æsthétique, de l'existence de la mère en son absence, processus qui inaugure l'avènement de la pensée organisée et du langage. Et Winnicott a bien raison de faire de ce processus la matrice de la créativité humaine

Mais il y a un autre pôle de la transitionnalité qui n'a pas, à ma connaissance, été théorisé, celui qui marque le passage de la vie psychique du monde de l'Imaginaire au monde du Symbolique, c'est à dire au monde des mots et du verbe?

Ce passage précède le développement d'un nouveau stade dans le mouvement progressif de l'abstraction qui conduit le processus psychique à son terme : celui de la parole et du langage verbal qui établissent et entérinent l'utilisation d'un symbole abstrait comme moyen privilégié de communication. Et c'est précisément dans ce registre qu'opèrent pour le jeune enfant le Conte merveilleux et la poésie Ces deux modes langagiers constituent des moyens privilégiés de favoriser ce passage de la représentation imaginaire (intrapsychique) du monde à celui la communication verbale (culturelle).

A travers le Conte Merveilleux, l'enfant reste en prise avec sa vie f(ph)antasmatique et apprend à en maîtriser les soubresauts dans l'exercice du langage. Il reste relié avec ses conflits affectifs inconscients au travers de leur symbolisation imaginaire maîtrisée dans le langage, telle qu'elle se développe au sein de la relation identificatoire . Et c'est la voix du conteur, la mère où un être affectivement proche de l'enfant qui accomplit ce passage initiatique. La voix est le vecteur des signifiants là où la parole est seulement porteuse des significations. Les mots du Conte merveilleux agencent la signification qui n'est opérante de l'enchantement, de l'initiation, que parce que la voix du conteur, initiatique et contenante, est garante de la permanence du lien affectif au-delà des tourments qui traverse le jeune enfant dans son travail de croissance.

Ce qu'il y a de merveilleux dans le conte c'est l'existence d'une narration nostalgique intégrative de la séparation nécessaire au processus de la croissance grâce au jeu du langage. L'enchantement est celui de la découverte du caractère opérant des mots par où dorénavant l'enfant devra traiter de ses conflits affectifs avec le monde de ses pulsions, de ses affects et de ses émotions.

Le lien de contage est un lien de régression libre, mutuellement consentie entre le conteur, l'enfant et la communauté humaine, lien imaginaire puissant qui établit justement cette communauté comme solidaire des épreuves affectives difficile que l'enfant à résoudre pour devenir membre à part entière de cette communauté.

A l'articulation de l'Image de la Chose (évoquée par Piéra Aulagnier) et de sa représentation abstraite dans les mots, le Conte Merveilleux facilite le dégagement des affects. Le Conte opère en tant que l'enfant y a la possibilité de se représenter son affect dans l'énonciation de son symbole. Le récit constitue l'image f(ph)antasmatique collée à l' affect en une rêverie psychique dégagée de l'affect grâce au lien contenant établit par le conteur où se manifeste la solidarité émotionnelle . Et le Conte, les mots du Conte, referment définitivement cette césure avec l'adhésivité affective dans le jeu du symbolique, dans le jeu des mots. L'espace psychique devient alors une aire scénique, une sorte de théâtre intime où la narration commune vient donner spectacle des processus de séparation du Sujet et de l'Objet et des défenses qu'ils engendrent, à l'abri de la rétorsionémotionnelle et de la culpabilité. C'est la présence paradoxale de la donne phantasmatique et du lien d'amour symbolique établi par le conteur qui opère le charme et qui permet à l'enfant de dédramatiser les angoisses affectives qui l'habitent en permanence, et d'y entendre que ces angoisses ont une issue constructive et un Sens pour reprendre ce que dit Bruno Bettleheim.

La petite charrette du printemps. Il y avait autrefois, dans une grande mauvaise ville, un homme et une femme qui chaque nuit au moment des sèves de printemps sillonnaient les rues de la ville. Ils ouvraient les couvercles des poubelles pleines de bébés animaux, et en retiraient les chatons, les perroquets, les singes et les chiots dont les gens se débarrassaient parce qu'ils voulaient bien des bêtes de compagnie mais pas de leurs petits. La femme, une grande négresse aux yeux brillants et rieurs s'occupait surtout des plus petits. Elle les calait sur sa poitrine avec ses bretelles blanches et elle leur donnait un biberon. L'homme tirait une petite charrette de marchande de quatre saisons dont il avait rehaussé les montants. Lorsque la charrette était pleine, ils sortaient de la ville jusqu'à leur cabane et ils disposaient les chatons et autres bêtes sur le sable tiède de l'étang où ils reprenaient vie.

Guy Lafargue : Les contes d'Ordeboue - Décembre 2000


[1] L'engobe est un enduit d'argile liquide et d'oxyde métalliques dans lequel on trempe les poteries à cru avant cuisson pour leur donner un épiderme coloré parfaitement incarné au biscuit

[2] C'était l'actualité au moment où j'ai écrit cet article.