Imprimer cette page

Le péché originaire (Honoré Grissë)

sur la fondation du concept et de la pratique de
L'EXPRESSION CREATRICE ANALYTIQUE

Entretien conduit par Honoré Grissë
présenté au congrès annuel de l'Association
THERAPIE PSYCHO-MOTRICE
Juan les Pins Juin 1993

Repris et enrichi à l'occasion des rencontres annuelles
de l'Association d'Analyse Psycho-Organique
Toulouse 1994

Avertissement

Ce texte a été créé pour les journées nationales de la revue "Thérapie Psycho-Motrice en 1993. Il a été remanié pour le congrés de l'Association Française d'Analyse Psycho-Organique (1994) , à la suite de l'invitation qui m'a été faite par Claire Weill et Pierre Carasso de venir parler de mon expérience clinique d'analyste auprès des psychothérapeutes praticiens de cette école.

J'ai accepté de m'exprimer sans réserve , parce que j'ai l'intime conviction du caractère opératoire d'une démarche a-typique dans laquelle j'ai été entraîné avec mon plein consentement, et avec le taux élevé d'inconscience nécessaire à toute personne qui met les pieds dans la gamelle analytique.

Après réflexion, j'ai jugé qu'il était difficile de livrer des éléments concrets de mon expérience sans fournir à mes auditeurs un ensemble de matériaux qui pourraient éclairer, initier ou prolonger une réflexion sur ma théorie de ces phénomènes concernant la croissance affective et émotionnelle au sein de la relation analytique/thérapeutique telle que je la mets en travail aujourd'hui. Et notamment par rapport à cette question fondamentale de ce qui lie la communication corporelle entre client et thérapeute.

Cette réflexion, circonstancielle est probablement sujette à discussion. Elle est la théorie de mon expérience, le fruit d'une praxis déjà confrontée à la critique intérieure et au débat.

Ces pensées, ces analyses constituent, au fond, la matrice psychique et affective de mon engagement comme analyste. Je suis préoccupé - c'est la moindre des choses - par une somme de questions au sujet de la mémoire, du rêve, de la compréhension des processus intertransferentiels dans une autre optique que celle de la psycho-analyse freudienne. J'ai commis une transgression irréversible envers l'autorité tutellaire. J'ai commis le péché originaire qui a été d'accepter, sous la nécessité où je me suis trouvé placé, d'engager avec mes clients une communication au corps à corps qui n'a par ailleurs rien à voir avec la recherche d'une satisfaction érotique, ni avec des modalités de contacts instrumentalisantes, avec des techniques du toucher ou de la provocation émotionnelle telles qu'elles se sont développées dans les années 80 sous l'influence de la bio-énergie reichienne, de la gestalt-thérapie et de leurs dérives d'obédience comportementaliste regroupées pêle-mêle à l'époque sous le vocable de psychologie humaniste, qui constituait un univers réactionnel à l'hégémonie et la pression culturelle de conformité qu'exerçaient les psychanalystes à l'apogée de leurs querelles de pouvoir.

Mes provisions de voyage, ce sont Carl Rogers, matiné de Winnicott, de Mélanie Klein et de leurs géniture (Searles, Tustin). Ma phase initiatique, ce fut Max Pagès, la dynamique de groupe, et l'expérience esthétique nourrie au surréalisme. Ça me suffit. Actuellement, je me mets à lire Freud, ce que je n'avais jamais fait depuis ma naissance, et Lacan. Cela me paraît riche et utile.
Mon point de mire, il semble que ce soient ce que l'on appelle les états limites, que je préfère pour ma part appeler personnalités de bordure. De tout ceci, il sera concrètement question dans mon exposé. Pour l'instant, je vous propose de regarder cet entretien que j'ai eu , pour la circonstance, avec un ami très proche.

MONTETON le 1° Mai 1994

@

LE PÉCHÉ ORIGINAIRE

sur la fondation du concept et de la pratique de
L'EXPRESSION CREATRICE ANALYTIQUE

Entretien conduit par Honoré Grissë

Honoré Grissë
En manière d'introduction à ces entretiens, je voudrais reévoquer le film que vous avez présenté pour l'ouverture officielle du Congrès de Thérapie Psychomotrice consacré à : "L'IMAGE DU CORPS" ( Juan-les-pins, 1993).

Ces œuvres, suscitées dans vos Ateliers d'Expression Créatrice, sont, dans leur nudité et dans la force de leur expression, d'une grande intensité dramatique et d'une rare qualité esthésique. La confluence de cette pictographie avec votre propre œuvre artistique est étonnante. Cela m'a poussé à réexaminer les thèses que vous défendez dans l'édition de 1988 de votre ouvrage : "DE L'AFFECT A LA REPRESENTATION : L'ART CRU.

Dans sa préface de 1988 à votre livre, le Dr Jean Broustra dit de vous que vous êtes "un créateur qui a rencontré la psychothérapie". N'y a-t-il pas un certain déchirement entre ces modalités de votre expression, comme créateur, comme analyste, comme psychologue plasticien, comme formateur et comme théoricien ? Comment avez-vous pu, pouvez-vous intégrer ces multiples activités : écriture, sculpture, modelage, céramique, dessin, peinture, composition théâtrale, interprétation et mise en scène, formation, édition, et, pour finir, vous exercez la fonction de thérapeute !..

Guy Lafargue
Cette manière dont vous dites les choses les choses peut donner l'illusion d'une conduite frontale de toutes ces activités. Ce n'est bien entendu pas le cas. Aujourd'hui je peux mobiliser toutes ces ressources de création selon mes besoins ou selon l'opportunité des provocations individuelles ou sociales qui s'ouvrent à moi. J'en conduis tout de même plusieurs simultanément : la formation, le travail analytique , la sculpture, l'écriture...ma vie quotidienne, mon environnement vital.

C'est vrai que nous sommes habitués par le pilonnage des médias, dans la vie culturelle comme dans la vie professionnelle, à rencontrer des ergumènes qui sont entraînés à ne faire qu'une seule chose, et de préférence sur un mode de compétition, d'exhibitionnisme et de collusion sociale poussés aux limites des capacités de la mécanique. Ça donne des robots, des technos, des gens qui ne sont que peintre, ou que footballeurs, ou que psy, ou que n'importe quoi d'hypertrophié d'un organe et d'atrophié du reste de leurs ressources créatrices. Et, en face de ces mirages, des consommateurs bâillonnés dans une illusion qui les oblige à subir l'expérience relationnelle et culturelle de façon passive. Moi, je n'ai jamais réussi à stationner dans cette ornière. J'ai pris le parti de travailler à être un vivant entier, capable de jouir de ses dix doigts et de son cortex, et de jouir aussi de ses autres organes.

Je crois que ce que dit Jean Broustra est juste. Cette image unifiée et prévalente de créateur qu'il désigne chez moi rend compte de la pluralité des langages de mon expression personnelle et sociale. A cette nuance près qu'être "créateur" n'est pas un état, mais le fruit d'un engagement tenace et permanent d'énergie et d'indépendance. Ceci n'est pas donné au départ. C'est quelque chose qui se conquiert de haute lutte contre la toute-puissante normativité institutionnelle.

En fait, je crois que je suis simplement devenu quelqu'un : dans mon existence, dans ma création, et dans mon art. Quant à l'exercice du travail analytique et de la thérapie, c'est quelque chose qui a surgi dans mon existence sans que j'y ai été rationnellement préparé par une formation universitaire (bien indigente sur ces plans essentiels), très abstraite, très prothétique, et tellement éloignée de toute préoccupation expérientielle. Je suis devenu un analyste singulier au prix de beaucoup d'angoisse, de souffrance, de joie, d'amour et de haine, qui sont les outils affectifs avec lesquels je travaille comme analyste / thérapeute. Ce que je ressens, c'est que la tension créatrice innerve tous les actes essentiels de mon existence. J'ai le sentiment que ma vie est faite d'actes essentiels. Quasiment en permanence. Et je passe de l'un à l'autre de mes langages selon mes besoins ou selon la nécessité où je me trouve placé par les effets de mes actes, dont je peux dire que je me sens réellement l'auteur. Pour moi, la création, c'est le manifeste du vivant. Être créateur, c'est parler en son nom propre avec une Parole pleine.

De l'originaire

Honoré Grissë
Dans sa préface, Jean Broustra évoquait également votre prédilection pour ce territoire problématique de la formation de la vie. Il dit ceci, que je cite:

  • "La passion personnelle de l'auteur vise ce qui serait la meilleure élucidation possible de l'archaïque infantile. C'est-à-dire les traces (posons provisoirement ce terme vague) laissées au profond de nous-mêmes par nos premiers investissements, dès le moment où nous sommes biologiquement vivants. Guy Lafargue est à l'affût de tout ce qui a suscité des recherches dans cette période nommée "péri-natale". Cet intérêt s'appuie évidemment sur l'hypothèse qu'il s'agit d'une zone à haut risque qui serait la matrice, soit de la création (et de ses risques), soit de la maladie mentale".

Guy Lafargue
Cette perception que Jean Broustra donnait de moi, il la fondait sur vingt ans d'une pratique d'amitié professionnelle que je n'hésitais pas à mettre à l'épreuve, parce que je ne formais pas ma pensée comme il l'aurait souhaité par voie d'école ou d'identification, mais plutôt par voie intuitive, réactive et poétique, en prise directe sur l'expérience dont je prenais le risque, souvent dans la mise en tension d'une critique amicale certes, mais non dénuée de rivalité.

Pour ma part, je ne sens pas un homme passionnel. Je me sens plutôt comme un homme déterminé dans l'itinéraire que j'ai choisi de suivre, et cohérent avec un idéal très concret qui a été soumis à l'épreuve de la lutte, de l'échec, de la solitude et de satisfactions éblouissantes. Par contre, dans le territoire spécifique qu'il m'attribue – de ion analytique, la vie archaïque des humains où se forme le Désir vivant - je me sens bien "chasseur". Cet affût, et les rencontres fauves que j'y nourris, impliquent toute mon existence; et pas seulement mon intérêt pour les recherches théoriques et cliniques autour de la naissance, qui reste pour moi beaucoup plus un point de curiosité (peut-être aussi de souffrance affective résiduelle), qu'une vraie passion.

Par contre, ce qui mobilise avec acuité la totalité de mon énergie et de ma recherche intellectuelle, c'est la situation maïeutique où je me trouve placé dans mon travail avec les hommes et les femmes qui viennent dans mes Ateliers vivre l'expérience significative de l'Expression Créatrice; et les changements de plans qui opèrent chez une personne en train de s'abandonner ou de résister à la pulsion créatrice. C'est cette espèce de glissade sur la planche du Réel, dans un plan d'expérience ignoré du sujet (et imprévisible) qui s'appelle l'Archaïque... qui constitue le cœur de ma fascination. Cette translation est génératrice d'une grande luxuriance æsthétique, et d'une générosité sans limite dans l'exploration structurante des images du corps.

Il semble que cette zone de la vie affective originaire, particulièrement angoissante et problématique pour d'autres, est mon lieu privilégié d'investissement. Probablement que je trouve dans ces lieux illimités de la jouissance et de la souffrance de l'@utre une liberté paradoxalement pacificatrice et structurante pour moi.

Pourtant, comme cela apparaît avec une certaine violence dans le film que j'ai présenté, les lieux de l'Originaire sont habités de monstres dangereux et de souffrances affectives non symbolisées, donc non ressenties. Je le sais, pas seulement par ouï-dire, mais parce que j'ai fait l'expérience personnelle de la mise en œuvre de ce théâtre halluciné des ombres menaçantes, et destructives seulement de n'être pas admises à la représentation. Dans le jeu de la représentation créatrice, les éléments persécuteurs se vident de leur charge affective meurtrière et le Moi du sujet s'élargit de cette nouvelle et constructive expérience.

En ce sens, le travail de la création remplit une partie de la fonction du rêve, mais avec un bénéfice refusé à celui-ci du fait de son asservissement au sommeil. Le rêve n'est pas le gardien du sommeil comme aimait à le dire Freud, il en est le paillasson.

@

La création/le rêve

Le travail de la création accomplit quelque chose que n'accomplit pas le travail du rêve : il suppose l'implication du sujet dans un agir potentiellement porteur de résolution. La création remplit simultanément les trois fonctions : de la formation du rêve, du récit du rêve et de la saisie non-médiate des affects sous-jacents au rêve. L'acte de création suppose l'ouverture de modes de conscience paradoxaux qui existent aussi dans le moment subjectif du rêve nocturne. Mais dans le rêve nocturne le sujet ne peut en tirer un bénéfice immédiat parce que l'expérience de la vigilance y est provisoirement dissoute.

Par rapport au travail du rêve, je pense que l'on doit essentiellement en cadrer la fonction sur le travail de détoxication de l'organe cérébral. On ne peut absolument pas aborder la question du rêve en dehors d'une approche de son substrat neurologique. Physiologiquement, l'activité onirique se déclenche après la mise hors circuit d'un sous-système de l'archéo-cortex appelé système "réticulaire" ( ou encore "système activateur ascendant" ou S.A.A.). C'est cet organe qui créé et soutien l'activité électro-corticale du temps de veille appelée vigilance. L'interruption de son fonctionnement est le déclencheur de la mise en route du travail actif de la détoxication cérébrale que l'on appelle "rêver". Ce système fonctionne un peu comme un téléphone portable qui nécessiterait 8 heures de recharge en K (potassium) pour pouvoir à nouveau soutenir l'activation du système néo-cortical qui inaugure l'état de veille. Le système réticulaire peut être considéré comme une sorte de coupe-circuit qui entraîne l'extinction de la tension cérébrale nommée vigilance et perception; et qui coupe la circulation de l'influx nerveux le long du tronc cérébral et interrompt l'activité musculaire. C'est dans cette suspension que s'ouvre le travail de la purge corticale des stases, des tensions, accumulées dans l'organe cérébral à l'état de veille, dont les rêves sont les produits de décomposition. Le rêve est un sous-produit de la détoxication du cerveau.

La théorie freudienne du rêve est largement obsolète. Freud a créé une théorie psychologique du phénomène du rêve qui, au moment historique où se trouvait la psychiatrie de son époque, a opéré une véritable révolution. Mais, si les formes et scenari oniriques sont bien ce que l'on peut appeler des faits psychiques, l'explication de ce processus en termes psychologiques de "réalisation de désir" ne me paraît pas vraiment défendable aujourd'hui en regard de ce que nous savons d'une part du fonctionnement cérébral, et d'autre part des progrès accomplis par certains continuateurs de la quête freudienne - Winnicott, Mélanie Klein, Searles et bien d'autres - sur la compréhension de l'expérience affective.

Honoré Grissë
Si j'ai bien compris votre position par rapport à la préoccupation originelle qui a fortement orienté le développement de la technique psychanalytique - celle du rêve - vous semblez opérer un déplacement de causalité de l'expérience du rêve et du travail associatif sur l'expérience de l'affect..

Guy Lafargue
Oui. Ce qui travaille pendant l'expérience du sommeil (qui n'est autre que la cessation de cet effort biologique et de cette tension soutenue qu'est la vigilance), se passe dà partir du champ affectif. Une partie seulement des effets en est psychique. Nous avons été conditionnés à nous représenter le sommeil comme une régression, Cela est une vision partiellement anthropomorphique Le sommeil ouvre au contraire à un moment d'intense travail métabolique de reconstitution des ressources biologiques nécessaires à la lutte vigile pour la poursuite de la vie.

Le vivant n'est jamais au repos. Il tend toujours vers la satisfaction des besoins dont le sentiment de repos est un des effets. La notion d'homéostasie est, me semble-t-il, une notion inadéquate à définir la visée de l'action ou de la pulsion, comme le postulait Freud. De tout ce travail du vivant, le rêve est le déchet. Il n'est pas que cela, mais il est tout de même cela. Enfin, c'est mon point de vue.

Honoré Grissë
Toute une partie de la théorie et de la technique de la psychanalyse s'est développée autour de l'analyse des rêves. Vous semblez en faire bien peu de cas !

Guy Lafargue
La fascination exercée par le rêve sur Freud est saisissante. Mais lorsque je lis la "Traumdeutung", je ne peux m'empêcher de constater qu'il y a quelque chose qui préoccupait aussi beaucoup Freud, qui était sa carrière universitaire, son grand et angoissant souci d'être reconnu, et porté au sommet du cénacle de l'Académie C'est incroyable le nombre de rêves d'honorabilité, d'ambition, et de déni de culpabilité, qu'il nous livre avec une candeur bien étrange, et certains dénis d'interprétation auxquels il se livre.... Et ensuite, la fascination narcissique exercée par sa propre activité créatrice, comme tout créateur....

Ce que je découvre et retiens de cette pensée luxuriante, c'est que le génie de Freud réside dans cette invention d'un dispositif et d'une stratégie de Parole en rupture avec les modèles culturels de l'éducation et de la médecine ; et dans la transgression qu'il a commise pour engager sa création (effet du Réel) dans la réalité, qui est ce par quoi le fantasme se dissout en tant que tel , pour devenir une œuvre. Mais le processus d'élaboration théorique lui-même (création de la métapsychologie) doit être considéré comme la litière de ce processus d'invention de la scène psychothérapique. Celle-là se développe dans le champ de l'action et non d'abord dans celui de la pensée, qui vient en étayage du Désir.

Un point aveugle de Freud, me semble-t-il, réside dans la distinction des deux plans de la pensée et de la psyché (de la même façon, me semble-t-il, qu'il séparait le phénomène de la conscience de celui de la perception). La pensée est elle-même un processus psychique. Elle ne peut en être distinguée, comme les écrits psychanalytiques le donnent à entendre à profusion. L'élaboration théorique n'est qu'un processus psychique parmi d'autres, destiné à étayer la réalisation du désir dans la réalité.

Pensée et psyché

La théorie a partiellement la même fonction que le rêve, celle d'une rêverie diurne destinée à étayer le sujet contre la culpabilité qu'il éprouve dans l'accomplissement de son désir inconscient dans la réalité, qui est ce par quoi se marque une authentique expérience de création.

J'ai le sentiment qu'il est arrivé à Freud, ce qui arrive à certains moments à tous les créateurs : il franchit un seuil fascinatoire où son propre fonctionnement psychique est investi comme Objet de jouissance. Ce mode de fonctionnement sporadique - narcissique et sublimatoire - qui aliène provisoirement le sujet créateur, est probablement le prix à payer aux autorités tutélaires (tant que celles-ci sont encore actives dans l'expérience affective) pour pouvoir avancer dans l'action. C'est en ce sens que l'on peut admettre le mensonge lexical commis par Lacan dans le Livre II lorsqu'il donne comme traduction étymologique de "théorie" le mot "intuition". Gros LAROUSSE, lui, nous donne pour traduction du mot grec "theorein" le mot français "observer". La théorie comme intuition, c'est de la poétique nourrie par le fonctionnement psychique. En soi, ça ne vaut pas pipette.

La théorie comme praxis de l'observation, c'est de pouvoir regarder avec une inquiétude créatrice les effets de Désir , c'est à dire ce qui se passe dans le Réel dont on a modifié les conditions d'émergence et de représentation.

Dans les faits, le primat du Désir sur la Pensée est au cœur même de l'expérience créatrice. On appelle cela l'invention. Freud est un inventeur. Là où le bât blesse, c'est lorsque l'espace culturel ainsi ouvert est ensuite occupé, pré-occupé par des épigones satisfaits du rôle de fonctionnaires d'un ordre psychique mort, soumis à la répétition du même. Le processus créateur qui est ce par quoi l'action opère, est sinon absent, du moins largement inféodé à la doctrine. Les adeptes travaillent et pensent conformément au modèle. Ça peut avoir des incidences thérapeutiques chez des gens acculturés à ce modèle-là, qui auront le sentiment d'avoir réussi à terminer leur analyse parce qu'il auront incorporé le Moi de leur analyste. Il me semble que c'est un peu cela que jubilait à dire Lacan à ceux qui fréquentaient ses palabres.

Pour en revenir à la théorie comme rêverie, et à la dissociation opérée par Freud entre pensée et activité psychique, je trouve que c'est une bonne méthode critique que d'appliquer au théoricien les arcanes de ses découvertes majeures (qui sont généralement le contrepoint de ses résistances les plus profondes). Tout à sa fébrilité d'inventeur d'une structure pour l'action, il ne prend pas écart de sa propre activité épistémophilique comme processus psychique. Cela a une grande importance pour comprendre pourquoi il a attaché une place aussi importante à l'idée d'analyser les rêves dans l'injonction de la cure analytique.

Mon point de vue c'est que le postulat qui sous-tend la technique de la psycho-analyse des rêves n'est à aucun moment interrogé Ce postulat, c'est celui de la pensée latente du rêve (explicitement articulé à la croyance en l'existence de faits psychiques inconscients), et au terme de la chaîne associative, de l'apparition du Désir, tel le Dragon terrassant Saint Michel. Est-ce que ce postulat sert à quelque chose d'autre qu'à fixer l'attention sur un leurre ? Autant l'analyse des rêves me paraît un outil utile pour l'élaboration d'une psychologie, c'est à dire la reconstitution d'une logique formelle dans le processus de formation des formes psychiques, autant il me paraît discutable de la fixer comme processus central dans la situation de travail thérapeutique.

Le travail thérapeutique va bien au-delà de cette soi-disant révélation du contenu latent du rêve, qui n'est qu'un os jeté au chien. Une question que je pose à toute forme d'analyse est celle de savoir avec quels clients la technique fonctionne. Moi, il me semble que cette place majeure accordée par la psychanalyse à l'analyse des rêves est une résistance manifeste à la confrontation affective directe avec le sujet. La fétichisation du rêve, comme toute fétichisation, vient faire écran à la manifestation de l'affect.

Honoré Grissé
Est-ce à dire que vous évacuez l'ensemble de la science des rêves élaborée par Freud ?

Guy Lafargue
Tout d'abord, je voudrais dire que le livre de Freud que j'ai lu ne s'intitule pas "La science des rêves", mais "L'interprétation des rêves". Ce titre fixe explicitement le propos sur la dimension du maniement du rêve dans l'espace de séance. Et c'est bien sur cette question de l'élection du rêve au rang de facteur analytique essentiel, que portent mes interrogations et mes thèses. D'ailleurs, à ce sujet, je voudrais rétablir dans son intégrité la citation de Freud qui ne dit pas que "le rêve est la voie royale qui mène à l'inconscient" comme je l'ai toujours entendu dire, mais bien celle-ci : "l'interprétation du rêve est la voie royale qui permet l'accès à l'inconscient".

Certes, en tant que la question du rêve relève partiellement d'une Psychologie, on doit à Freud une contribution fondamentale. Mais cette contribution est périmée. Quelques formulations de base en sont solides, tirées de l'observation du fonctionnement psychique des analysants, d'autres, tirées de la spéculation, sont devenues entièrement caduques.

Deux raisons essentielles à cela:

  • Depuis la mort de Freud les connaissances sur la physiologie du cerveau, dont le rêve est une émission, ont considérablement évolué.
  • Freud n'a pas pu analyser le processus du rêve indépendamment de la fascination quasi hypnotique qu'il exerçait sur lui. Je veux dire, qu'il ne se donnait pas le rêve comme objet de connaissance, mais comme moyen d'emprise sur le sujet de l'expérience psycho-analytique, à savoir l'inconscient. Cela crée un point aveugle (ce point de la rétine, non innervé, d'où s'extrait le faisceau de neurones qui transmet l'excitation des terminaisons sensibles au cortex visuel). Ce point métaphorique que Freud appelle lui-même l'ombilic du rêve, est le rejeton des pratiques d'hypnose auquel il renoncera au profit de la transe associative et de l'interprétation, qui est aussi un acte d'influence. Ce qui fascine Freud, c'est le mythe de la puissance curative de la connaissance rationnelle pour laquelle il dresse un lit mythologique. Tout son travail d'élaboration théorique est surdéterminé par ce pouvoir médiumnique qui le fascine, et qui fera de lui ce géant culturel qu'il avait ambitionné d'être.

Honoré Grissë
En quelque sorte, vous poursuivez votre hypothèse selon laquelle l'élaboration théorique n'est pas en amont de la prise de risque dans l'expérience , mais en aval. En contrepoint expérientiel et en étayage ?

Guy Lafargue
Oui. Il en va de la théorie comme du rêve Ce qui est mon propre point d'acuité, c'est de mettre à jour les fondements idéels de l'articulation entre ce que Freud apprend de ses propres rêves et de ceux de ses patients, et la fixation dans une théorie d'un ensemble de suppositions qui en viennent finalement à prendre pour les épigones le statut d'un savoir et d'une croyance; et d'impératifs pour l'action prenant forme dans une technique qui va, très rapidement, se mettre à fonctionner sur un mode ecclésial, à la manière d'un système religieux.
Selon moi, le surinvestissement par Freud de l'analyse des rêves est un des éléments qui a contribué contradictoirement:

  • d'une part, à soutenir la transgression que représentait l'invention de la psychanalyse à l'encontre de la science médicale, et ce, au travers de l'engagement d'un nouveau mode de relation thérapeutique désaliéné ;
  • et d'autre part, à circonscrire les potentialités formelles inhérentes à l'invention de l'outil analytique dans une forme qui en limitait par avance les potentialités ludiques.

Une vraie question, selon moi, porte sur les déterminants affectifs structurant la théorie freudienne du rêve, et surtout, de la théorisation de la pratique de son maniement, sous-jacents à son énonciation manifeste : son arrière-pensée.

Je suis convaincu qu'il existe une corrélation puissante entre la technique analytique que nous choisissons (où que nous créons) et l'économie affective dont nous préservons les stratégies inconscientes pour ne pas être trop profondément ébranlés par ce que nous déclenchons dans cet espace analytique qui nous expose à de violentes offensives intérieures.

La théorie est un objet psychique dont nous nous servons pour nous étayer dans le passage-à-l'acte initialisateur de la mise en scène thérapeutique. Ceci s'applique, bien entendu, à tous les dispositifs analytiques, y compris au mien.

La démarche de pensée de Freud utilise les structures de pensée de son temps. Et la structure de pensée dominante à son époque, c'est la science en tant que démarche hypothético-déductive pour laquelle il y avait nécessité à trouver une explication rationnelle aux phénomènes dont la compréhension échappait à l'observation. C'est ce que fait Freud en imaginant la première et la deuxième topique. Tout part d'une confusion originelle, de nature syncrétique, comme quoi ce qui se révèle dans le rêve préexiste dans un lieu psychique retranché, qu'il baptise l'inconscient, et sur lequel le siècle va se précipiter comme un seul homme.

Il y a deux sortes de faits psychiques:

  • la production d'images, de tous ordres : des images de qualité sensorielle qui constituent à proprement parler l'expérience créatrice corticale, nous pourrions aussi dire mentale; ou bien des images intellectuelles (la pensée elle-même - abstract de l'image sensorielle - devant être considérée comme un production psychique sous-tendue par une intentionnalité résolutoire) qui utilisent les sensations/excitations de la vie diurne affectivement investies.
  • et le rappel des évènements psychiques mémorisés : les résidus associatifs et les objets psychiques.

Plus simplement dit, la vie psychique est constituée de fantaisies mentales émergentes (imaginaires) et de souvenirs. La vie psychique procède d'un flux mental constant dès la formation du cortex, dont la fonction est de construire des images en prise avec les mouvements affectifs dont ils sont la représentation.

L'expérience psychique

La fonction psychique (fonction de formation d'images), opère comme une sorte de complexe télévisuel. Dans l'expérience psychique routinière comme dans l'expérience psychique inventive, l'émetteur psychique diffuse tantôt des synthèses de formes nouvelles (créations) en prise directe sur l'actualité affective du monde, et tantôt il puise dans la banque d'images résiduelles mémorisées. Vis à vis de l'organisation affective, les images ont une masse affective, une sorte de poids spécifique qui leur est affecté dans la chaîne des signifiants.

Par objets psychiques, j'entends des configurations mentales stables, des formes/traces psychiques affectées de façon infraliminaire, qui conservent une stabilité lors du travail de rappel. Ce sont elles qui sont opérantes dans le délire et qui viennent occuper l"espace de la perception en place des sensations, un peu à la façon des images d'archives utilisées à la télévision, plus ou moins trafiquées par le producteur en fonction des enjeux qui lui sont dictés par l'établissement, en place de l'émission en direct.

Toutes les excitations produites par l'organisme à l'état de veille sont perçues, c'est là leur qualité intrinsèque. Elles le sont soit de manière consciente, soit de manière infra-consciente. J'entends par là une modalité de la perception consciente déconnectée de la liaison au fonctionnement de la réalité. Une sorte d'absorption, de régression narcissique au sein même de l'univers affectif/psychique qui défait le sujet de son adhérence à la réalité. C'est cette conscience-là, cette perception narcissique qui opère durant le sommeil.

Les objets psychiques ne deviennent tels qu'après fixation dans la chaîne mémorielle des signifiants. C'est en tant qu'ils sont des représentants des signifiants affectifs qu'ils sont engrammés dans la chaîne mémorielle. Ces Objets psychiques sont susceptibles de fonctionner en tant qu'objets dans la réalité pour le sujet, en place des objets de la réalité, par où s'inaugure la perception délirante.

La saisie des formes psychiques et leur intégration à la chaîne mémorielle active est liée au pré-sentiment de leur utilisation potentielle comme matériau signifiant, prémonitoirement affecté à l'énonciation. Les matériaux du rêve sont en quelque sorte réquisitionnés à l'état de veille. De la même façon que, dans l'activité surréaliste de collage, les images sont perçues/arrachées/découpées dans les revues au moment de la cueillette flottante des images en lien avec leur résonance signifiante. C'est ce qui donne à ce mode de création sa promiscuité avec le rêve. Au terme du travail psychique de création, il reste une seule configuration d'images, une narration (ambiguë) un tableau, et des matériaux résiduels non-utilisés. L'organisateur de ces matériaux, dans la création, comme dans le rêve, est le Soi, instance globale et globalisante qui gouverne notre destin avec ou contre le concours du Moi.

Honoré Grissë
Quelle explication donnez-vous au travail du refoulement qui opère sur le rêve au moment du réveil ?

Guy Lafargue
Certes, l'hypothèse selon laquelle il existerait une instance refoulante qui exercerait activement un travail d'effacement du rêve peut se concevoir. Si cela est le cas, c'est en tant que mécanisme de conditionnement qu'il convient de le concevoir. Le rêve étant un manifeste de l'affect, dont l'activité inhibitrice cesse avec le sommeil, le scénario onirique se dissout avec le retour de la vigilance. Mais on peut faire l'économie de cette entité. Il y a, en effet, une cause physiologique à l'effacement du rêve nocturne au moment du réveil (qui est aussi le moment de sa production), qui est qu'on ne peut avoir plusieurs objets de perception volontaire simultanément. L'accommodation de l'attention ne peut se faire que sur un seul objet. C'est cette raison qui explique que l'on ne puisse simultanément, au réveil, s'ouvrir à l'expérience psychique du réveil, très active, et sur les traces psychiques du sommeil encore présentes sur le comptoir. Au réveil, il y a conflit entre deux modalités de l'émission psychique dont les valences affectives sont distinctes sinon hétérogènes: celle, résiduelle, propre au poids spécifique du rêve dans le champ de la régression, avec celle, très active où nous sommes engagés avec le réveil. L'émergence de l'intentionalité et le rétablissement de l'activité du Moi est antinomique avec l'état de relâchement physiologique préludant à l'expérience du rêve.

Peut-être un entraînement à la perception double est-il possible, c'est à dire de la coexistence de deux plans d'activité psychique simultanés . C'est en tout cas, d'une certaine façon ce qui se tente dans l'activité de retrouver le rêve au réveil.

Honoré Grissë
Il est clair que vous interrogez, avec quelqu'insolence parfois, un certain nombre de concepts centraux de la psychanalyse, même s'il semble que vous soyez très attentifs aux travaux cliniques des psychanalystes.

Sur la psychanalyse :
clinique et spéculations

Guy Lafargue
C'est exact. La psychanalyse clinique, c'est les mines du Roi Salomon, et je commence tout juste, à cinquante ans à y goûter avec plaisir. Mais le Jeu de la recherche m'excite. C'est un itinéraire pour moi. Expressif et créateur. Et c'est parce que j'invente aussi des mots, des concepts, que je me dois à une certaine ascèse. Un concept, c'est un outil pour permettre de parler. Mais il commence à y avoir problème lorsque l'outil pour permettre de parler de l'objet se met à fonctionner de manière décontextualisée, en place de l'objet lui-même. Lorsqu'il se met à exister comme croyance. C'est exactement ce qui s'est passé par exemple avec la malencontreuse notion d'"appareil psychique" dont ils ont la page pleine, au point que ça bouche tout, et que ça leur obture la vessie de la pensée qui se met à se prendre pour une lanterne.

Entendez-moi bien, ce n'est pas l'existence de ces mots qui fait problème , ni leur usage explicatif provisoire. C'est réellement lorsque le mot, symbole utilitaire d'une pensée complexe (c'est bien cela le symbolique... si j'ai compris Lacan ?), vient à occuper la place de l'Objet; c'est lorsque le mot, qui est une forme abstraite de l'image en vient à assumer dans la réalité le pouvoir de l'Objet dans le Réel. Les théoriciens/psychanalystes s'imaginent que parce qu'ils élisent le Verbe, l'affect s'aligne; que parce qu'ils décrètent le mot, l'humanité s'instaure. Je trouve cela grossier. Le mot et le verbe sont en aval de l'affect. Le verbe, en tant que tel n'est cause de rien.

Moi, j' interprète le monde dans l'autre sens : le mot comme produit ultime de la détérioration de l'Imaginaire. Cela sera difficile à faire passer dans la culture de la vache folle, tellement convaincue que la chose humaine est le fleuron des espèces vivantes, le couronnement de l'évolution, alors qu'elle n'en est que le dernier effet de décomposition. Et la chose se complique encore lorsque la translation s'opère du concept sur un ensemble de concepts articulés en une théorie, si bien qu'en fin de processus, nous n'avons plus à faire avec des objets réels mais avec des objetsabstraits dits " théories" qui se mettent à fonctionner sur un mode autistique, comme objets auto-sensuels, de manière déréelle, uniquement dans le discours (n'est-ce pas cela la para-noïa?). Je me demande alors si je parle bien de la même chose avec ces personnes. Quand je lis Freud cela est très perceptible; et pour ce qui concerne Lacan, n'en parlons pas : le système de pensée de cet homme est tenu par une exigence omnipotente de construction logique. Tout le système est en tension idéalisante vers une totalité explicative rationnelle. Et au bout d'un moment de ce dérapage, on est dans la confusion la plus complète de ne plus savoir ce qui, dans l'élaboration théorique, relève de la rencontre avec des événements concrets produits dans l'expérience clinique, ou de purs événements psychiques entièrement soumis à l'arbitraire de l'affect du théoricien. La notoriété du théoricien trafiquée par ses adeptes ajoutée à ton complexe d'infériorité chronique fait le reste: tu gobes tout, l'eau du bain avec le bébé. Et avec, les petits immondices qui n'ont pas été captés par ses Pamper's.

Heureusement que tu oublies tout ça quand tu es avec ton client. Là, c'est le Réel qui prend les commandes. Sauf si tu restes préoccupé de continuer à savoir quelque chose sur ce qui se passe ou sur ce qu'il convient de faire ou de dire, auquel cas : soit il ne se passe rien (tu inexistes) soit tu te fais casser la gueule.

L'analyse, le travail analytique, que tu sois psychanalyste freudien ou autre chose, ça n'a rien à faire avec ton savoir, Ça a à voir avec la transgression permanente des codes psychiques et du jeu social qui sont la même chose. C'est au cœur même de ce drame analytique qui se noue entre un thérapeute et un client, qu'à certains moments critiques, la théorie viendra faire retour comme évidence, et comme principe opérant de l'orientation de ton action, parlée ou corporellement agie. C'est cette part de ta théorie qui est issue du Réel qui va pouvoir fonctionner comme cadre et espace fiable d'accueil des décharges affectives puissantes et dangereuses qui marquent le déploiement d'un processus thérapeutique. Cela sert essentiellement à ça une théorie, à travailler dans une relative force et sérénité. Que cela ait en outre des bénéfices narcissiques secondaires, est ma foi une chose bien agréable. Mais ces bénéfices-là ne sauraient justifier les guerres de religion auxquelles cela a donné lieu.

Honoré Grissë
Dans le fond, vous concevez la théorie comme une sorte de reflet du Réel, de "pictogramme" mis en scène dans l'espace de représentation du praticien, à son usage personnel. Dans l'article intitulé "Théorie mon amour", vous expliquiez que cette impulsion à traquer la structure et le processus est destinée à soulager le théoricien des poussées persécutives inconscientes. Il me semble qu'il y a là quelqu'analogie avec l'explication que Mélanie Klein donne de l'art. Elle dit que l'œuvre artistique remplit une fonction d'élaboration de la position dépressive, et de réparation des Objets détruits par les attaques envieuses.

Art/Création

Guy Lafargue
Oui. Je suis d'accord avec ce point de vue. En outre, Mélanie Klein a certainement fait avancer la question, par rapport aux premières explications de Freud sur l'art comme sublimation. Mais, si cette explication s'applique à l'élaboration artistique, elle n'est pas, comme elle semble le croire elle-même, l'explication de dernière instance de l'expérience créatrice. Mon expérience à moi m'enseigne que l'expérience créatrice est fondatrice plutôt que réactionnelle; constitutive de l'espace psychique plutôt que d'abord réparatrice. C'est plutôt du coté de Winnicott que de Mélanie Klein que je porterais le crédit. Cela, bien entendu, n'exclut pas l'existence de ce plan, mais en quelque sorte, il est une contribution de seconde main.

Honoré Grissë
Vous êtes très attaché à cette distinction entre l'art et la création...

Guy Lafargue
Oui. C'est la moindre des choses pour une personne qui pense. L'art est une pratique sociale et un concept sociologique. Il implique nécessairement l'existence de l'autre dans la tension résolutoire vers la réalisation de l'œuvre. L'art, c'est le métier. Cet @utre, ce sont les institution de l'art : galeries, musées, expositions, bizzness, célébrité, alimentation stéréotypée à la table des médias...qui détournent le sujet de l'expérience créatrice, qui n'a pas d'abord à voir avec l'œuvre et ses bénéfices secondaires, mais avec la cruauté et avec la Parole... avec la formation de la Parole.

C'est étonnant que le premier psychanalyste n'ait pas pas été vraiment concerné par l'essence du processus créateur. Freud qui était si obstinément préoccupé par sa théorie, au point d'essayer de tout expliquer par elle, n'a pas pris la mesure des aspects narcissiques du processus de sa propre création. Ça c'est le versant aliéné aux instances tutélaires, une tentative kleinnienne (avant la lettre) de réparation, de totalisation noïaque des Objets. Le fonctionnement de la science comme Objet subjectif me parait tout à fait assimilable au fonctionnement de l'art. Pourtant, Freud a entrevu la chose, mais il ne s'y est pas livré.

Dans l'art, l'expérience de création qui se manifeste est irrémédiablement inscrite, emprise dans le discours et dans le regard de l'autre, dans son supposé-regard. C'est le miroir de la marâtre. Le processus de la création lui-même, l'expérience créatrice, n'ont pas de frontière commune avec le processus artistique. Ils s'inscrivent au cœur même de l'expérience originaire du sujet, à l'intérieur de la clôture narcissique originaire. L'@utre en est absent, en instance de constitution, peut-être, au terme du parcours créateur.

Les mnésies

L'expression créatrice est un processus primaire en tension vers la constitution de l'Objet. Et l'histoire de l'œuvre, c'est cette histoire-là: de la création de l'@utre à l'intérieur de Soi qui marque la sortie de cette période que j'appelle l'Originaire.

Honoré Grissë
Pour parler de l'expérience de l'Originaire, vous avez créé le concept de mnésie. Dans les écrits psychanalytiques de Freud, on trouve le terme de "traces mnémiques" plutôt assimilé aux souvenirs reconstruits grâce au travail associatif. Qu'est ce que le concept de "mnésie"apporte de nouveau ?

Guy Lafargue
Les mnésies ne sont pas des souvenirs. Ce terme - mnésie - recouvre exactement ce qu'un certain nombre d'auteurs, mais en particulier Winnicott, ont appelé les expériences "impensables", "irreprésentables", et qui sont tout à fait autre chose que les produits (supposés) du refoulement tels que Freud les avait conceptualisés au travers de la notion d'"inconscient".
L'hypothèse de Winnicott, c'est que dans la toute première période de l'existence - celle que moi je qualifie d'Originaire - l'instance percevante (pour certains le "Moi", pour d'autres le "Je", pour d'autres la" conscience"), n'est pas encore constituée, ou suffisamment intégrée, pour absorber et contenir certains événements et sensations brutes (non encore analysables par un Moi inexistant ou peu élaboré) dont l'intensité est excessive pour le bébé. Selon moi, cette période originaire est le temps de mise en place de l'expérience affective.

L'expérience affective (l'"originaire" selon Piéra Aulagnier) c'est la somme des sensations, des décharges émotionnelles originelles brutes, dont le bébé est le siège à l'occasion de ses échanges avec l'environnement maternel. L'affect, c'est ce qui des émotions primordiales se constitue en une structure d'être au monde. L'expérience affective est inscrite comme structure stable, et génératrice de proto-représentations phantasmatiques (à la limite de l'hallucination), pour lesquelles l'organisme ne dispose pas encore de référant expérientiel antérieur. Le propre de ces éprouvés est de ne pouvoir être symbolisés. Il y a là une sorte d'alliance contradictoire entre ces deux modes de l'expérience. Le temps de constitution de l'affect se traduit, en terme d'expérience, par un blanc dans la représentation. La représentation est seconde en regard de cette mise en place inaugurale des modes d'ouverture au monde.

Notre expérience originelle est construite d'éprouvés non symbolisés. La somme de ces éprouvés non-représentés engrangés dans la chaîne mémorielle, c'est cela que je désigne par le terme de mnésies. Et l'Originaire, c'est cette masse de mnésies, d'expériences non représentables sur la scène du symbolique et de la nomination, qui le rend intrinsèquement inaccessible à la technique psychanalytique pure, en tant qu'elle circonscrit le travail de la formulation à l'aire des phénomènes psychiques/imaginaires et symboliques construits.

Les mnésies, c'est un capital d'expériences originelles en attente d'être constituées dans l'expérience actuelle du sujet. Et le processus de constitution par lequel les mnésies accèdent à l'histoire en tant que formes, c'est là à proprement parler le processus analytique. C'est ce qui fait que des événements virtuels (qui ont eu lieu) ne se mettent à exister comme événements réels qu'à partir du jeu de la formulation. C'est précisément ce qui se produit dans l'expérience créatrice. Ce n'est pas, paradoxalement, l'histoire qui est à l'origine de l'œuvre créatrice, c'est l'œuvre créatrice qui est à l'origine de l'histoire. C'est en cela, justement, qu'elle est créatrice. Il y a là un renversement paradoxal de perspective que Michel Thevoz, le gardien du temple Dubuffet, à Lausanne, a remarquablement exprimé dans son ouvrage : ART, FOLIE, GRAFITTIS :

... "l'œuvre réalise une interaction féconde entre l'impulsion plastique et les événements irrésolus de la préhistoire infantile. Elle reste en communication réversible avec le passé psychique ; elle ne s'explique pas par lui ; elle l'explique au contraire, elle l'élabore... de sorte que si l'on tient à un enchaînement causal, il faudrait alors l'envisager dans l'autre sens, c'est-à-dire à partir de l'œuvre comme détermination productrice qui résoudrait le suspens originaire, et qui peuplerait le passé psychique comme si celui-ci avait attendu d'elle sa réalisation symbolique".

Cette accession rétro-active à l'existence historique désigne parfaitement ce dont il est question dans toute expérience créatrice authentique, artistique ou thérapeutique. L'artiste, comme le dit si bien Thévoz "est artiste précisément dans son impulsion plastique à introduire du Jeu dans les signes à la faveur duquel une signification inédite, et sans doute involontaire, va s'approprier insensiblement des signifiants qui ne lui étaient pas primitivement destinés... L'œuvre d'art réalise la jonction d'une impulsion ludique et d'une signification inédite ou illégitime qui, à elles deux, ont raison de l'ordre canonique des signifiants" (op.cit.p.16 et 17).

Là, nous avons fait un pas décisif pour comprendre la nature du processus de création, qui rend caduque l'ancienne théorie réductionniste de l'art en termes de sublimation. La prédominance de cette dimension, dans une œuvre artistique, signe son degré d'invalidité en regard du potentiel créateur de l'artiste.

Il faut en finir avec la théorie de la sublimation et avec toute cette gymnastique contorsionniste et pédante à laquelle elle a donné lieu dans les textes psychanalytiques, (voir à ce sujet le livre de Didier Anzieu sur "La sublimation" - Tchou" ed). Je pense que loin de fixer la libido sur des objets non sexuels, l'expérience créatrice ramène au contraire la libido sur son lieu de prédilection : l'expression sexuelle. Elle transforme la libido du Moi en libido d'Objet.

Créer rétablit ou établit les conditions de possibilité du travail de l'amour génitalisé, restaure l'exercice du Désir dans le territoire de l'amour. Dans l'expérience créatrice, l'impulsion infantile, qui anime aussi bien la chiennerie transférentielle que la passion artistique, est conduite à maturation. Cela ne veut pas dire qu'il existe une idéalité de la relation d'amour qui serait indemne de toute affectivité infantile, mais que le sujet devient capable, sans conflit majeur, d'utiliser de façon créatrice dans la relation d'amour (j'oppose créateur à névrotique), les immenses ressources affectives de l'Originaire infantile.

Un autre abus de pouvoir tient dans l'application de la technique psychanalytique aux œuvres d'art. Une nouvelle fois, cet arraisonnement de l'œuvre par la procédure de mise en examen des contenus latents de l'œuvre et de leur articulation aux anecdotes biographiques du créateur doit être vigoureusement dénoncé. Il est réducteur, intrusif et réifiant. Comme pour le rêve, l'intérêt fondamental de l'œuvre réside dans ses effets de structure (dans les forces de résilience dont il est l'expression) et dans son contenu manifeste. L'œuvre est une condensation, une symbolisation qui emballe dans une forme ramassée un ensemble de signifiants qui tirent leur puissance æsthétique justement de leur opacité et de leur universalité, même lorsque cette universalité n'est partageable qu'avec quelques autres humains, ne serait-ce qu'un seul. L'œuvre n'est pas une métaphore, c'est une métamorphe.

A quoi sert cette intrusion ? A qui ?
Au critiquanalyste.
C'est une appropriation abusive, qui essaye de faire l'économie de la rencontre de l'œuvre dans les intensités affectives brutes où le créateur appelle l'@utre à lui restituer en miroir l'effet de sa propre passion, et de sa prise du risque créateur.

Honoré Grissë
Il y aurait donc, selon vous, une sorte de dialectique, ou de synergie, entre le Désir et l'Originaire.

Guy Lafargue
Pas exactement...
Le Désir est un manifeste affectif de l'Originaire qui ne se saisit qu'au travers de l'acte de formulation. Paradoxalement, le Désir n'est pas à l'origine. Le Désir n'est pas le Verbe. Freud nous a complètement emmêlé la pensée avec ses histoires de "principes-de-ci, principe-de-ça", de plaisir, de réalité, de constance, de Nirvana! (mais-oui mais-oui! Freud est le grand-père des Pisse-and-love...). Quoi qu'en dit Lacan, sur un certain nombre de choses, le texte de Freud -"Au delà du principe de plaisir" - est un article de brocante. C'est une théorie en noir et blanc. Ça ne sert à rien de vouloir la coloriser. L'explication de la pesanteur par "le principe de poids" a eu aussi son heure de gloire, à la sortie du Moyen Âge. On disait alors poétiquement "horreur du vide".

Plaisir/Jouissance

"Principe" veut exactement dire "origine". Expliquer l'inféodation de cette invention conceptuelle - l'appareil psychique - au principe du plaisir est un non sens. Il faut en finir une bonne fois avec ces vieux réflexes conditionnés, comme quoi, chaque fois que quelque chose fait problème insurmontable aux deux bouts de la chaîne cognitive, on invoque le principe de plaisir et la pulsion de mort comme explication de dernière instance. Ces concepts ne servent plus à rien sinon à encombrer les étagères.

La psychologie freudienne du plaisir est caduque. Le plaisir n'est pas un but poursuivi par l'organisme. Comment pourrait-il l'être, à fortiori, pour ce sous-produit de l'activité neurologique que sont les manifestations psychiques. La psyché n'est au principe de rien du tout. C'est ce truc-là que les créants de la psychanalyse vont avoir du mal à admettre.

Le "plaisir", c'est un mot que l'on prononce lorsqu'on veut rendre compte d'une certaine qualité de la sensation consécutive à la satisfaction. Le plaisir n'est qu'un effet de la satisfaction (que la nature de cette satisfaction soit physiologique ou qu'elle soit affective). Elle est là, l'origine du plaisir, dans la satisfaction.
La production psychique n'est pas là pour procurer du plaisir, mais pour indiquer au sujet que quelque chose s'inscrit dans son expérience comme manque, ou comme souffrance, et qu'il conviendrait de faire quelque chose pour s'occuper de la motion organique qui en est au principe.

Honoré Grissë
Donc, vous affirmez l'Originaire comme étant le "socle" de l'expérience subjective; comme fondation de l'expérience psychique elle-même, seconde en regard de la structure affective.

Guy Lafargue
C'est exact. C'est une evidence indiscutable.
Il est important de bien souligner que l'affectivité n'est pas un nouveau concept substancialiste destiné à remplacer l'ancien - l'appareil à penser - mais bien une structure, une organisation originelle des expériences douloureuses ou satisfaisantes. Cette structure est ce qui définit notre mode d'ouverture au monde. A partir d'elle, le sujet recrute de nouveaux espaces internes, par déplacement transférentiel sur des objets homomorphiques - des appeaux comme on dit chez nous dans les palombières des bords de Gironde - de certaines qualités de l'expérience acquise sur les Objets Originaires, .

Honoré Grissë
Il semble que vous ayez trouvé chez Piéra Aulagnier certaines formulations théoriques qui vous conviennent. En particulier, vous utilisez à plusieurs reprises comme frontispice à vos articles cette phrase tirée de son ouvrage "La Violence de l'interprétation", que je vous rappelle:
... "Si le regard désinvestissait la scène extérieure pour se tourner exclusivement vers la scène originaire, il ne pourrait qu'y contempler, sidéré, ces images de la chose corporelle, cette force engendrant une image du monde devenue reflet d'un espace corporel, déchiré par des affects qui sont à chaque instant, et totalement, amour ou haine, action fusionnelle ou action destructive"...
Pourquoi cette pensée vous fascine-t-elle ?

Guy Lafargue
Essentiellement parce que l'hypothèse d'Aulagnier, le "Si" inaugural de la question qu'elle pose, constitue pour moi le cœur de ma thèse. Ce qui, chez elle, est pressenti, virtuel, constitue la base de mon expérience, de mon observation clinique et de mon système de représentation des rapports existant entre l'affect, la représentation psychique et l'expérience æsthétique, en tant que cette dernière ramasse dans un agir unique la perception de l'Originaire et sa mise en représentation dans l'œuvre, qui est ce par quoi elle tire sa puissance "esthésiante" sur les témoins de l'œuvre.

La création tient son pouvoir de l'impact de l'Originaire : tant sur le créateur qui y trouve ce lieu de représentation pour l'irreprésentable (comme le dit Lebovici dans la préface au livre de Winnicott "Jeu et réalité") que sur le spectateur qui investit l'œuvre, qui ferait ainsi une sorte de placement de ses économies affectives. Le créateur est quelqu'un qui fait fructifier son capital affectif, qui y puise paradoxalement les moyens de sa croissance, et qui en indique le chemin au spectateur de son œuvre.

Cette résistance rebelle de l'Originaire à l'inquisition de la méthode psycho-analytique tient à ce que les psychanalystes ont fait le choix dans le champ langagier de se restreindre à la portion congrue du nommable, qui, quoi qu'ils en disent, procède de l'affect, qui procède lui-même en dernière instance de la viande, même si cette viande est polluée par des signifiants immuables. L'originaire n'est pas psycho-analysable justement parce qu'il est originaire, c'est à dire générateur de la matière psychique. Il y a là rien à analyser, en tant qu'analyser, ce symptôme obsédant relève d'une tension originaire durcie autour de ce rien qui incarne la prétention du Symbolique à s'envoyer le Réel.

Ce "regard" (idéel) dont parle Piera Aulagnier est en réalité contaminé de mots. Cela pourra paraître incongru, mais il n'arrive presque jamais que l'on regarde réellement quelque chose sans être saisi par l'incontinence d'un discours intérieur continu, encombrant, une sorte de voix "off", qui s'intercale entre l'objet et la rétine, qui filtre, sous-pèse le degré de conformité, évalue le risque et pour finir, guillotine le sentiment spontané. A la fin, tu ne voies pas l'objet, tu ne vois que ta propre pensée.

Créer, c'est une façon d'explorer l'espace interne sans cette résonance verbalisante. Quand tu crées vraiment, tu ne penses plus dans le système de la rationalité du Moi. La scène extérieure, essentiellement représentée dans la tête par les mots, se dissout, parce que la qualité d'attention qui s'ouvre est de l'ordre de l'esthésie, de la perception non-médiate, du ressenti, et non de la pensée-en-mots qui n'en est que le reflet lointain et diffracté où s'aménage le compromis avec les instances tutélaires. La pensée, contrairement à la présomption de la culture occidentale, est un écran à l'esthésie.

Ce à quoi est confronté le créateur qui parvient à cet état, c'est justement à l'esthésie de l'originaire, c'est à dire aux soubresauts de "la chose corporelle déchirée par des affects qui sont à chaque instant, et totalement, amour ou haine, action fusionnelle ou action destructive". Et ces images ne sont pas des images de la pensée, mais des images surgies du corps lui-même, des mains, sur la toile ou sur le marbre. Et, paradoxalement, cette confrontation directe, et cette sidération provoquée par l'œuvre créatrice, par cette forme accomplie de l'originaire, provoque une intense décharge affective, défait la structure pathogène, et ouvre le sujet à ses potentialités vivantes.

Piéra Aulagnier semblait être au seuil d'une rupture avec la tradition psychanalytique. Elle était peut-être debout sur le rebord de la fenêtre. C'est en tout cas ainsi que je comprends ses "Questions aux analystes" posées dans un chapitre de son livre "LES DESTINS DU PLAISIR" où elle interpelle ses coreligionnaires en leur disant:

  • "Imaginons que l'on découvre que l'inconscient n'existe pas, que le refoulement est une pure illusion, que la pulsion est effectivement un mythe. Réalise-t-on que, dans ce cas, ce serait notre propre manière de nous penser, de penser notre monde, nos affects, nos espoirs, qui s'effondrerait".

Mon point de vue est que le Rubicon est franchi :

  • L'Inconscient comme structure psychique n'existe pas (vous me direz que c'est bien prétentieux : ma parole contre celle de Freud...)
  • La Pulsion est une fiction conceptuelle (si je puis me permettre ce pléonasme), utile seulement pour parler, dans l'après coup, d'un processus d'actualisation de la satisfaction .
  • Et le refoulement, un concept qui ne tient pas devant les connaissances actuelles de la biochimie et de la physiologie cérébrale.
    C'est bien normal que le vieux monde s'accroche à ses objets. C'est même plutôt sympathique. D'autant plus que Ça n'a plus beaucoup d'influence sociale.

Moi, d'une certaine façon, j'ai choisi de m'atteler à la pro-vocation créatrice. Je tente de former une pensée opératoire nouvelle. Je crois que je peux enfin dépasser ma résistance vigoureuse à lire Freud, et les autres, parce que je me suis forgé une représentation de mon expérience suffisamment homogène et éprouvée pour affronter ces autres modes de représentations sans m'en servir comme de prothèses. Et ma lecture est féconde. Elle me permet de voir l'écart et de sentir combien certaines explications, tout à fait novatrices et utiles à l'époque de leur élaboration, ont pris un coup de vieux. Et ce que je suis en train de découvrir des Séminaires de Lacan me conforte dans ce sentiment qu'il s'agit d'un effort pour ravaler le monument freudien et pour le délocaliser dans la ville nouvelle. Mais la ville nouvelle surgira d'une pensée nouvelle. Et le Panthéon restera à la Sorbonne. Il faut bien des objets pour la nostalgie.

La chose corporelle

Honoré Grissë
Pouvons-nous revenir sur cette évocation de la "chose corporelle"? Cela a-t-il un rapport avec ce que vous appelez images du corps ?

Guy Lafargue
Aulagnier parle des "images de la chose corporelle". Elle dit que les images de la chose corporelle et la matière affective originaire sont une seule et même réalité. J'adhère entièrement à ce point de vue. Elle a inventé le mot "pictogramme" pour désigner ces images. Ce mot ne me convient pas vraiment. Il est connoté de l'idée picturale de représentation visuelle, liée à cet espèce d'atavisme psychanalytique d'exaltation du rêve comme voie "royale".

Les formes affectives recrutent dans tous les espaces de la sensorialité, et donnent lieu à toutes sortes de langages de création. Je préfère le terme de mnésies pour désigner les expériences affectives qui construisent ce que l'on appelle l'Originaire. Les mnésies sont des forces en instance de représentation (et non des formes) ramassées sur elles-même, en attente de produire des formes, des images adressées au "Je", à cette instance dont il est convenable de ne rien dire sinon qu'elle est ce par quoi le Réel nous est accessible en tant que trace et que motion.

Pendant ma formation de psychologue, je me souviens que j'avais été frappé dans les enseignements sur la psychanalyse que nous donnait le Professeur Doron, par la question de l'amnésie infantile. Cette histoire-là me préoccupait beaucoup, Dieu savait pourquoi. L'affirmation selon laquelle il existait un univers psychique inaccessible me paraissait déjà incongrue. Et pendant longtemps, par boutade provocatrice, je disais que l'Inconscient n'existait pas. C'était une prémonition heuristique mais je ne le savais pas encore avec fermeté.

Ce que j'ai compris par la suite, c'est que c'étaient les outils de la psychanalyse qui étaient inadéquats à figurer les événements affectifs archaïques(la théorie aussi est une figuration). Et que ce que Freud appelait l'Inconscient, comme partie-psychique-clivée de l'appareil psychique, c'était en réalité l'expérience affective originaire. Autour de ce concept d'amnésie infantile, la théorie était là pour masquer ses failles et pour étayer les incertitudes de la technique.

C'est ma lecture de Winnicott (dans les années 80) qui a été le déclencheur de cette condensation, avec cette extraordinaire chose qu'il posait comme un "impensable " (un non-psychisable pourrait-on dire), des situations originaires, de nature différente de l'inconscient du refoulement posé par les freudiens. Et par la suite, lorsque j'ai plongé dans les travaux de Piéra Aulagnier, j'ai été conforté dans ma conviction naissante.

Mais ma conviction profonde, c'est tout de même à partir de ce que je vois quotidiennement surgir au cœur de mes Ateliers d'Expression Créatrice ou dans les psychothérapies que j'ai conduites, qu'elle s'est forgée. L'Originaire est le germe et le fumier de la formulation. Dans l'expérience créatrice de l'Art CRU s'accouchent des œuvres en prise directe sur les mnésies, dont il est aberrant d'attendre autre chose que des réactivations d'affects, en particulier corporels. Convoquer, comme cela est l'invite dans la cure psycho-analytique, des formulations psychiques verbalisables en provenance directe des strates affectives primitives est d'une certaine façon un espoir contre nature. Par contre, dans le jeu corporel de la création, la résurgence directe de l'affect est immédiate et parfois massive. C'est précisément parce que l'acte créateur est essentiellement mobilisation affective puissante au travers d'un agir corporel que la cristallisation des mnésies (engrammes organiques) est possible. Ce n'est pas exclusivement la parole qui marque fondamentalement le passage de l'animalité à l'humanité, c'est l'expérience créatrice, dont la parole est le dernier rejeton , dans ce processus irréversible de ce que j'appelle la dégénérescence adaptative qui conduit lentement le cosmos vers son vieillissement, et sa mort.

Perception/Inconscient

Honoré Grissë
Pensez-vous sérieusement ce que vous affirmez, que l'Inconscient en tant que strate psychique séparée n'existe pas?

Guy Lafargue
Oui. Comment peut on penser autrement ? Le seul vrai problème, c'est d'oser le dire. Et comme je n'ai pas de susceptibilités universitaires à ménager ni de sérail à séduire et qu'il m'importe peu de passer pour un imbécile, j'ose le dire : l'Inconscient est une fiction métapsychologique qui ne sert plus à rien d'autre qu'à maintenir la cohésion de l'ancienne théorie psychanalytique, sans laquelle c'est tout le système qui s'effondrerait, et c'est ce qui va arriver. Dans 20 ans on en sourira. Lacan est son dernier pape. Enfin...pour l'instant.

L'Inconscient, c'est le soldat inconnu. C'est le symbole d'un siècle qui croyait en la Science.

Ce qui est caduc, c'est cette trouvaille laïque géniale de l'appareil psychique comme contrecoup du scepticisme religieux de Freud . Tant que nous investissons cette image (l'"appareil" psychique) comme rendant compte d'une réalité dans l'expérience, l'édifice reste solide. Tous les textes de psychanalyse le montrent à l'évidence. Et ceux de Freud au premier chef. Cet "appareil psychique" est doué, doté de pouvoir causal (tu causes, tu causes...). Il est autonome. Il est le siège d'énergie...de toutes sortes d'énergies : libre, liée...traversé de toutes sortes de pulsions... Un jour, si j'ai le temps, je ferai un inventaire de toutes ces formules qui misent sur une crédulité de base nommée postulat, liées à l'allure "scientifique" de ses énoncés.

Tout est dit dans cette sorte de phrase de la structure latente de la spéculation psychanalytique, quant à la mécanique psychique. Quand Lacan dit que l'inconscient est structuré comme un langage, on en a une belle illustration. L'inconscient de la formulation théorique : c'est le postulat. Le contenu latent de la théorie, c'est la structure idéologique de la croyance. En clair, dans cette conception de la vie psychique, on ne met pas en doute le postulat selon lequel la fonction psychique est assimilable à un appareil, à un système, au demeurant topographié, et doué d'une propriété de conscience, dont on détermine mal si elle existe ( "La" Conscience) comme entité substanciale active ou comme une caractéristique attachée aux phénomènes?

Ce flou tient au mode de représentation lui-même de la psyché comme machine, avec un intérieur qui contiendrait (quoi : des souvenirs ? des fantasmes?) et un extérieur qui assiègerait et pénètrerait. Pourtant, il semble que lorsque Freud parle de l'expérience psychique en termes d'excitations et de processus, il n'attribue pas systématiquement aux faits dont il parle un coefficient psychique. Mais, pas plus qu'il n'existe de faits psychiques inconscients, il n'existe d'excitations inconscientes. Il est inhérent aux processus d'excitation d'être ressentis, d'être perçus. Chaque fois qu'il y a excitation, il y a perception, ressenti, même s'il n'y a pas de représentation psychique. Par contre, il y a bien des processus non conscients. La plupart des processus physiologiques le sont. Ou le deviennent en fonction de la loi d'habituation propre aux tissus neuroniques qui relâchent la tension d'alerte qui est à proprement parler l'excitation nerveuse.

En clair, la structure peut penser ses productions et ses Objets mais elle ne peut se penser elle-même.

Mon point de vue, je le répète, est que la psychologie est une science sans objet. Seule une épiphénoménologie (descriptive) est susceptible de rendre compte de l'organisation de l'expérience psychique. Alors, personnellement, j'opte provisoirement pour travailler pour une conception qui modifie les choses de la façon suivante:

  • La notion de système C (la conscience) conçu comme fait psychique en contiguïté avec le monde des excitations d'origine externe est une incongruité.
  • La notion d'intériorité et d'extériorité qui déterminerait les contours de l'"appareil" comme contenant, est une pure figure de pensée, sans aucun fondement logistique. Il n'y a pas de vacuité entre les faits psychiques, ni entre eux et le monde environnant.
  • La croyance et l'existence d'un système psychique à tiroirs composant l'appareil est disqualifiée. Selon mon idée, il y a une seule fonction de production de formes psychiques entièrement assujettie à la perception, et non plusieurs ;
  • Quand au processus de la conscience, je le conçois comme opération et non comme "propriété" attachée aux faits psychiques. La conscience n'est source de rien. Elle est opérat : celui de la perception elle-même; il n'y a pas de différence entre le processus de la conscience et le processus de la perception. Quand à prétendre en définir la nature... aucune psychologie ne saurait en rendre compte.

Ce qu'il me semble, c'est que :

  • le processus de la conscience est issu du contact et de l'écart entre deux états successifs de l'expérience perceptuelle : résiduel et actuel.
  • que ce frottement entre le résiduel et l'actuel est créateur d'une excitation spécifique, mesurée à l'aune de ce potentiel actualisant qui est la visée génétique (cette chose qui donne de l'urticaire à Lacan), expression virtuelle du Soi.

Mais cela devient aussi de la spéculation, et nous écarte singulièrement des obscurités attachées à la problématique de la relation opératoire que l'on appelle psychothérapie, où l'analyste/thérapeute vient prendre appui sur la capacité de figuration psychique des affects pour entraîner le sujet dans une expérience de croissance émotionnelle et d'ouverture à des relations créatrices avec son environnement.

Processus analytique/thérapeutique

Le fait paradoxal, c'est que l'on puisse mobiliser la fonction psychique, qui est une modalité expressive passive - une modalité de l'aval c'est à dire surdéterminée par l'affect - comme moyen de dé-structuration des signifiants affectifs, ce qui constitue une tentative d'établir le maniement des formes psychiques en une thérapeutique de l'amont.

C'est autour de cette production des images du corps où se figure le sujet (soit dans la dynamique psychique pure, soit dans la dynamique créatrice) que le drame thérapeutique vient se nouer, se déployer et se conclure. C'est en cela que la psycho-analyse, en tant que technique, est parfaitement fondée, malgré un certain nombre de présupposés idéo-théoriques inadéquats. Probablement, d'ailleurs, seule la psychanalyse peut invoquer la dénomination de "psychothérapie" pure, en ce sens qu'elle borne le territoire de la formulation créatrice du sujet, à la seule production psychique. Le verbe lui-même étant ce par quoi le psychique est susceptible d'échapper à la pure mentalisation pour prendre corps et devenir expression (dans le système de la motricité phonatoire). C'est en tous cas le pari de Freud.

Ma propre démarche, sous le surnom familier d'ART CRU, ne peut être définie comme une stricte psycho-thérapie, dans la mesure où j'invite la pulsion créatrice, le jeu de la formation de formes æsthétiques, à se saisir de toutes les possibilités langagières que le sujet est susceptible de mettre en œuvre dans le cadre de l'Atelier (y compris celles de la plasticité psychique). Alors, au point actuel de ma recherche, j'en viens maintenant à appeler les Ateliers d'Art Cru : Ateliers d'Expression Créatrice Analytiques.

Honoré Grissë
Par "Expression Créatrice", vous entendez donc ce mouvement par quoi l'image est instituée comme forme de la parole. Dans cette perspective, l'image psychique semble avoir pour vous le même statut que les images picturales ou poétiques ou que de toute autre médiation créatrice.

Guy Lafargue
Oui, à ceci près que la fonction psychique (inscrite dans l'ordre neurologique) et la fonction créatrice (inscrite dans l'ordre de l'agir corporel) sont indissolublement liées, co-extensives l'une à l'autre et interdépendantes. Ce sont des fonctions siamoises. Mais elle ne sont pas douées des mêmes propriétés. La fonction psychique est placée sous le contrôle du Soi et échappe à la détermination volontaire ; la fonction créatrice est placée sous la détermination du "Je", et elle implique la prise en compte des contraintes imposées au Désir par la réalité.

C'est dans le cadre thérapeutique, et dans ma position singulière d'animateur/analyste, que je confère aux images psychiques le même statut qu'à l'image créatrice - plastique, poétique ou dramatique - en tant qu'elles peuvent se donner à saisir comme formes prenant consistance et spécularité dans le champ de perception du thérapeute. Et en ce sens, la formulation psychique, de purement passive, est susceptible de pouvoir se mettre à fonctionner comme médium créateur, comme matière, pour le sujet lui-même. C'est là un renversement paradoxal: ce par quoi la fonction psychique peut être utilisée de façon créatrice, alors même que le processus de son utilisation est un processus illusoire. Et à mon avis, c'est ceci qui se produit dans une psychanalyse qui marche. Il me semble même qu'une psychanalyse ne peut se mettre à fonctionner que lorsque le sujet trouve auprés de l'analyste cette qualité d'attente active et sensible. C'est aussi ce qui se produit pour l'artiste créateur (ce que ne sont pas tous les artistes).

Honoré Grissë
Vous utilisez les termes de " médium", de "médiumnité" pour désigner cette propriété plastique de l'Imaginaire par quoi le sujet et le thérapeute sont livrés au jeu de la mise en forme de l'expérience affective originaire. Pour en revenir à la question des "images du corps", vous vous représentez le corps lui-même comme médium. Il y a là, me semble-t-il une contradiction : à savoir que le corps - vous dites plutôt l'"organisme" - ne peut être à la fois structure productrice de formes et matière constituante de la forme. Comment peut-on parler d'"expression" ou de" langage" corporels ?

Quid du corps ?

Guy Lafargue
Cette contradiction n'est qu'apparente. L'idée d'un corps purement biologique est un non-sens. Il en va de même de ces représentations de la "pulsion" ou de l'"énergie" en termes de forces biologiques pures de toute contamination par les signifiants.

Le propre de l'humain, c'est d'être irrémédiablement formulé par les expériences affectives originaires. Le corps est une instance affectée. Ce qui se donne du corps à la perception de l'autre est toujours de l'ordre d'un imaginaire premier. En ce sens, je suis d'accord pour dire que le corps est langage. Mais on m'a souvent cherché querelle lorsque j'affirme qu'il y a un langage du corps, que l'expression du corps, et surtout entre les corps (du client et du thérapeute) peut avoir, sous certaines conditions, le statut d'une énonciation et d'une parole. Ce qui gratte furieusement certains théoriciens intégristes dans cette affirmation, c'est qu'elle outrepasse, qu'elle enfreint une Loi inédite et difficilement avouable de la psychanalyse comme quoi "Tu ne toucheras pas", qui est une version éthiquettée de l'injonction faite à l'enfant : "on touche avec les yeux": en l'occurrence, pour le psychanalyste, avec les mots et avec le fantasme. Et, quoi qu'ils en disent, parler-n'est-pas-toucher. Le corps à corps, en particulier dans la relat a des effets différents de ceux d'une d'une énonciation interprétation ou d'une énonciation verbale ; et une réaction corporelle, une communication corporelle ou émotionnelle, peuvent aussi avoir valeur interprétative non-médiate.

De l'expression des affects dans la cure

Depuis mon premier engagement comme thérapeute, en 1974, j'ai pris le temps de mûrir, de conclure aussi un certain nombre de situations thérapeutiques avec mes clients, d'en ouvrir d'autres qui prennent en compte les expériences acquises. Je ne suis pas du tout d'accord avec cet espèce de puritanisme qui prétend, en forme d'idéalité abstraite, que l'analyste est exempté d'ouvrir le travail de la vérité entre lui et son client. Je ne conçois pas un thérapeute qui ne soit pas obligé de se trousser les manches sur cette question. En tout cas, ce n'est pas la façon dont moi je suis opérant comme thérapeute.

Au demeurant, j'ai souvent le sentiment, à la lecture des écrits psychanalytiques "orthodoxes" qu'il règne un étrange silence sur certains phénomènes tels qu'ils se déploient dans le jeu analytique de mes clients, dont je suis sûr qu'ils existent aussi dans une psychanalyse :

  • expression de haine : tenter de griffer, de mordre, de déchirer, d'attaquer le sein, de détruire les objets ; fracasser la tête de la poupée contre le mur, la démembrer et aller en jeter les membres dans la décharge du cimetière voisin sur le chemin du retour ; renverser les meubles, tenter de se mutiler etc...
  • expression régressive : fouir, sucer son pouce, apporter son biberon en séance, "rentrer dans le ventre", se masturber ;
  • expression d'amour : prendre dans les bras, pelucher, demander d'être câliné, appeler le thérapeute "maman" et tout cela qui constitue des formes affectives dans le transfert.

Certes, il m'est difficile d'imaginer la clientèle prépostsoixanthuitarde de Lacan, un tantinet balisée, se livrant à cette débauche et à cette luxuriance phantasmatique... quoi que ? En tous cas, à part celles de Searles, je n'ai pas encore vu publiées de monographies dans lesquelles les psychanalystes évoquent la façon dont ils réagissent corporellement lorsque de telles manifestations se produisent.
Alors, ce qui me pose problème à moi, ce serait plutôt de savoir pourquoi cela n'arrive pas, ou exceptionnellement, dans une psychanalyse académique, sinon parce qu'un interdit massif, structuré dans le cadre tel qu'il est institué, y est clairement perçu et intériorisé par le client en manque d'introjection. Moi, il me semble que cela est une façon d'opérer la sélection par le haut psychique, et de tenir en laisse le bas affectif. Et que cela établit une frontière entre ce qui se joue de la question du corps, du contact non-médiat et de l'expression non verbale dans la psychanalyse académique et cette tension que je dessine vers une forme progressivement construite d'Expression Créatrice Analytique.

Honoré Grissë
Il semble que les manifestations que vous décrivez renvoient incontestablement à l'univers Kleinien, et aux affects liés à la relation primitive à la mère, plutôt qu'au monde Freudien de l'Oedipe et de la relation au père. Lacan est certainement réputé pour avoir puissamment tenté de restaurer la fonction paternelle, à une période où l'analyse dérivait du côté du maternel et des premières relations entre mère et enfant.

Guy Lafargue
C'est effectivement ce qu'en disent André Green et bien d'autres, et ce dont les intégristes Lacaniens nous rabattent les oreilles. Moi qui suis en train de prendre connaissance de la nébuleuse/Lacan, des ouï-dire extatiques et des malveillances, je trouve dans sa pensée et surtout dans son attitude envers la donne explicative que l'on appelle métapsychologie, une analogie profonde avec celle de Freud, notamment quant aux préoccupations de notoriété et de leadership d'Ecole, qui me paraissent faire complètement écran à la préoccupation thérapeutique où bon nombre de gens comme moi qu'on appelle des cliniciens rament dans l'ombre.

En 1969, Lacan avait 68 ans et il créait le Département de Psychanalyse de Vincennes. Il a à ce moment-là, semble-t-il, abandonné la clinique thérapeutique psychiatrique directe. On pourrait se demander pourquoi. Un partie de sa pratique est devenue essentiellement philosophique et, si l'on peut dire, pédagogique (et je serais tenté, à la lecture des "Ecrits", de dire : "ésotérique"). Comme psychanalyste, un certain nombre de ses clients sont ses disciples (hors du Symbolique, point de grâce à espérer). C'est un didacticien. Ça change considérablement les choses, du point de vue du thérapeutique en particulier. Les candidats analystes ne se laissent probablement pas aller à l'incontinence affective comme ça. Peut-être que oui, mais pour l'instant je n'ai pas trouvé à lire sur ce sujet d'écrits cliniques de Lacan rendant compte du travail analytique avec ses élèves/clients aspirants psychanalystes . Vu les grands déchirements doctrinaires et cléricaux des années 80, je dois dire que ça devrait être croquignolet. Il y a sûrement dans les coffres du Saint Siège, des monographies d'analyses de ses clients encore vivants , par Lacan, prêtes à redorer le compte en banque du légataire.

Dans ce que je repère grossièrement de l'aventure, c'est à partir de ce moment-là où il ne travaille plus de façon prévalente avec les clients de l'institution psychiatrique, que la théorie émerge comme signifiant-maître par rapport à la problématique du travail clinique où il était homéopathiquement engagé à l'aube de sa carrière. C'est à partir de ce moment-là, semble-t-il, que sous le masque de l'anarchiste universitaire, il se révèle que Lacan est, ni plus ni moins que les autres universitaires de sa génération un mandarin, autocentrique certes, mais un mandarin tout de même, flamboyant de surcroît ; et que, de la même façon que Freud, c'est un homme qui semble entièrement dominé par la préoccupation de créer Ecole, et d'en être le chef absolu et incontesté. En fait de restauration de la loi paternelle, on en revient aux basses pratiques de l'arbitraire phallocratique des mères abusives et de l'impérialisme de la pensée. C'est bien là que se désigne la rupture qualitative de cette génération avec la mienne. C'était bien normal que Lacan ait posé la question de la loi paternelle, après avoir traversé deux guerres mondiales (et même trois par ascendants interposés). Ils en ont un pris un coup fantasmatique du côté de l'impuissance, de la castration, de l'humiliation, les pères qui ont connu le Nazisme, le Pétainisme, le Stalinisme et la grande castratrice cléricale. Et ils avaient encore réussi à fourguer entre les cuisses de notre génération la bombe à retardement du Viêtnam et de l'Algérie et de toutes les autres ordures guerrières de la décolonisation, et celles à venir tout à l'heure.

Alors, il y avait bien quelqu'héroïsme et générosité de cœur à vouloir rétablir le Père tellement détruit dans l'exercice de ses fonctions symboliques. Mais voilà, les gens de ma génération, ceux qui sont nés sous l'occupation nazie, c'est du côté de la relation à la mère qu'il semble qu'il y ait eu des failles et de grands désastres. Sûrement que la mobilisation des pères du côté des tranchées y était pour quelque chose.

Alors moi, je ne prends pas pour argent content ce que dit André Green lorsqu'il parle/écrit de "la dérive du côté des mères qui n'est pas finie" à propos du courant maternel-kleinien de la psychanalyse ( et par extension de ma propre inscription identificatoire dans cette fluence autour de l'originaire). Ce n'est une dérive que pour ceux qui ont tranché et choisi un camp dans le champ f(ph)antasmatique. L'identification monolithique à une théorie est une défense. Moi, je pense qu'il y a des thérapeutes et des analystes dont le tropisme paternel est prévalent et qui ne peuvent probablement travailler de façon privilégiée et avec satisfaction que dans le champ de la névrose ou de la paranoïa (c'est à dire de troubles articulés autour de la souffrance dans le lien au père); et d'autres dont l"histoire est marquée de façon prévalente par le défaut fondamental (Balint) et les distorsions originaires du lien à la mère, et qui peuvent opérer de façon prévalente dans le champ des états dissociés et des états-limites. Et d'autres, enfin, suffisamment plastiques, créateurs et peu défendus contre le travail de la régression qui peuvent travailler avec leur client dans ce double champ.

De la médiumnité

Honoré Grissë
Cela nous ramène à la question précédente concernant la médiumnité : vous pensez que le thérapeute n'agit pas à proprement parler avec son discernement cognitif mais avec sa structure affective?

Guy Lafargue
Absolument. La médiumnité, c'est de placer la surface sensible de la fonction psycho-affective en signifiant-maître. Au premier abord, cela pourrait paraître assez incongru d'utiliser un tel concept de foire. Pourtant, c'est une question extrêmement sérieuse et difficile. Pour la résoudre, cela suppose que nous nous entendions sur la définition d'un certain nombre d'instances que nous traitons souvent avec désinvolture dans le commerce théorique, comme si les choses allaient de soi sans avoir à rendre compte du sens que nous attribuons à ces termes: le Moi, le Soi, le "Je", l'Inconscient, la Conscience, l'Originaire...

La pratique de la médiumnité, c'est de placer une instance opératoire en position médiatrice - en interface - entre deux réalités interdépendantes : l'une envers les mouvements de l'autre; et dans le processus de leur propre construction interne, dont les éléments identificatoires fournissent les matériaux. En l'occurrence ici, le corps et l'environnement, constitués l'un et l'autre d'éléments objectifs (génétiques ou historiques); et d'éléments liés aux processus de projection et d'introjection.

On peut ainsi dire que l'environnement humain est une structure qui tend vers la reproduction, à l'échelle du macrocosme, du système biologique humain (dont le réseau des transports, l'informatique, la télécommunication et les médias audiovisuels constituent les système circulatoires et nerveux) . Et que le corps, qui pense et élabore l'ordre social, introjecte en retour certains éléments d'information qui le construisent. C'est pour cela qu'il faut se garder de considérer le corps comme une entité purement biologique. Le corps est aussi, et de manière irréductible, marqué par les déterminants sociaux. Il est indissociablement matière et langage. Instinct et pensée. Pulsion et représentation. Et c'est précisément cela qui confère au corps ses potentialités médiatrices, médiumniques, entre l'organisation instinctuelle, l'organisation psychique, et l'organisation culturelle.
L'organisme humain est une structure bio-psycho-sociale. De cette complexité, le thérapeute/analyste apprend à jouer. Son métier consiste à utiliser sa propre plasticité comme matière et comme outil de création au service de son client. Et la partition du client, dans ce Jeu, c'est de rétablir le libre fonctionnement des dynamismes créateurs qui le constituent, en attente de déploiement. C'est de restaurer, comme on dit, la confiance en Soi.

Le Soi

Honoré Grissë
Je peux entendre que lorsque vous parlez de confiance en Soi, vous évoquez l'existence d'une force organisatrice fondamentale, le Soi, que dans votre système de représentation, vous placez en première instance. Pouvez-vous revenir sur ce que vous comprenez comme étant le Soi?

Guy Lafargue
Oui. Pour ce faire, j'utiliserai une métaphore.
Autrefois, la clef de voûte était la pièce maîtresse des édifices religieux, en ce sens qu'elle dictait une dynamique de l'âme organisée autour des lois de l'édification de la pierre. L'émotion religieuse et l'émotion esthétique (magies de l'ombre et des rosaces, enveloppe acoustique, sensualité olfactive et métamorphe cannibalique) s'accommodaient idéalement l'une de l'autre. La clef de voûte était le point ultime de tension de l'architecte où tout le reste du scénario mystique, confié à des artisans subalternes, devait être intégré.
Avec le béton et le ferraillage, les lois ont changé. Le Corbusier pouvait penser le contenant religieux à partir de l'interprétation poétique de la demande du client, de façon à peu prés totalement indépendante de la contrainte lié à l'entassement et au mortier de liaison.
Avec la Sagrada Familia, Gaudi, lui, a opéré un renversement total de point de vue. Comme les vrais cuisiniers, il a décidé d'accommoder les restes, comme on dit. Il s'était donné comme épreuve d'utiliser les ruines d'une cathédrale bombardée comme matrice de son rêve de constructeur fou. Ce n'est pas du tout insignifiant qu'il ait trouvé une Sacrée Famille pour cette opération phantasmatique. Le problème à résoudre était de re-construire une œuvre totalement nouvelle en prenant appui dynamique sur des fondations historiques. Si cela n'est pas une métaphore de la transmission sociogénétique, je veux bien me faire pendre. Gaudi travaillait sur la transmission culturelle des ancêtres. Il travaillait aussi avec les supports (comme au Parque GUËLL); mais aussi avec l'épiderme , avec les sous-tasses ébréchées, les tessons de céramique façon Picassiette, cet autre constructeur fou, concierge à la décharge municipale de la ville de Chartres. Pour résoudre cette tension fondamentalement mystique, et bien Gaudi est parti du ciel au lieu de partir du sol. Il a suspendu un parachute retourné au plafond de son Atelier, et il a dessiné les lignes de forces de la soie. Ce grand désordre de la procédure a donné naissance à une vision unique dans l'histoire de l'architecture.

Moi, dans cette histoire, je m'identifierai à Gaudi plutôt qu'à Freud. Freud a travaillé son système théorique à la manière des architectes du Moyen Age. Il était tenu, par son mode de pensée scientifique, à une logique de l'édification du bas vers le haut. Et sa technique analytique en portera la trace comme d'un recrutement progressif du haut vers le bas, du présent vers le passé, à la manière des fouilles archéologiques. Freud était hanté par la trace, par la retrouvaille des Objets anciens. Gaudi était hanté par la dynamique du Jeu. Comme Winnicott.

Cette digression pour dire que dans mon propre système de représentation du dynamisme vital, le Soi est le point de tension de tout l'édifice, point virtuel, comme on dit aujourd'hui, non à la manière de la clef de voûte, mais à la manière d'une vision accomplie, d'un projet préalable inscrit dans le dispositif vital, même si ce but ultime de la détermination biologique est de différer le moment du vieillissement et de la mort.
De manière moins métaphorique, je dirai que le Soi est une façon pour le sujet humain de se figurer en tant que totalité orientée vers un but. Cette entité comprend une part accessible à la perception consciente, et une part soumise à la perception non-consciente, qui dépend des structures sous-corticales du cerveau. Il existe des écarts entre la visée génétique de la structure (qui implique l'ensemble des analyseurs corticaux et sous corticaux, où se ramifie le Soi) et l'état actuel de la structure ; entre le virtuel et l'actuel ; entre le résiduel et l'actuel.

Le processus de la perception (de la conscience) est l'opération par laquelle se constitue et s'appréhende toute réalité existante. Je me représente le Soi comme une sorte de tension perceptuelle globale qui procède, aux fins de corrections et d'ajustement dynamique, à des comparaisons entre ce qui est établit dans l'expérience globale et ce qui la traverse actuellement ; entre le résiduel, constitutif du Moi, et l'actuel, tous deux référés à la visée génétique inconsciente. Cela suppose l'existence d'une telle visée dynamique fondatrice de l'expérience, antérieure et englobante de toute expérience. C'est en ce point qu'il y a un mouvement de bascule entre la déduction phénoménologique et la spéculation métaphysique.

Honoré Grissë
Vous admettez l'existence d'une perception non-consciente ?

Guy Lafargue
Naturellement.
Le maintien de l'intégrité de l'organisme dépend de sa capacité à percevoir la totalité des signaux qui conditionnent sa survie. Et toute une partie des terminaux perceptuels est contrôlée par des structures nerveuses archéo et paléo-corticales qui fonctionnent de façon indépendante des structures néo-corticales où se joue le drame de la pensée et probablement de la conscience vigile propre aux être humains, qui sont les seuls à avoir un néo-cortex complexe (qui remplit, entre autres, une importante fonction d'inhibition de l'action).

Par ailleurs, le système nerveux humain obéit à une loi fondamentale qui est dictée par la physiologie des cellules sensorielles qui ont pour propriété de cesser d'être actives lorsque le signal d'alerte n'est pas suivi d'effet mettant le système en danger. Les psychophysiologistes appellent cela la loi d'habituation. La répétition d'un stimulus non chargé d'affect entraîne la perte de ses propriétés subjectives. En l'absence de signaux éroceptif ou nociceptifs, le système d'alerte se désactive et l'attention peut se porter vers les stimuli internes. C'est ainsi qu'un certain nombre de stimuli réguliers cessent de provoquer des effets de conscience, de perception. Il sont immédiatement réactivés lorsqu'un signal fait rupture dans la répétition du même. C'est cette analyse instantanée qui est le fait de l'instance appelée Soi.

Le Soi est le système analytique des ruptures dans la continuité de l'expérience vécue dans sa globalité. Il est le pilote et le gardien de l'intégrité de la structure. Et, de même que la rétine organise le codage du message visuel pour le cortex, de même, il existe cet organe virtuel, le Soi, qui organise le codage du message existentiel lorsqu'un élément étranger vient faire rupture dans le continuum circonstanciel où se représente le Moi. Et, de même que la rétine ne peut se voir elle-même sinon dans le regard de l'autre, le Soi ne se peut percevoir lui-même, sinon au travers de ses effets de sens.

Je le répète : la structure peut penser ses productions et ses Objets d'investissement, mais elle ne peut se penser elle-même.

Aujourd'hui, le modèle informatique me paraît plus propice à nous éclairer sur la question du fonctionnement du cerveau que celui que semblait révérer Lacan de la cybernétique, car le système ordinateur reproduit, à une fonction-près - celle de la conscience comme phénomène interne au système organisateur/analyseur - la physiologie du système nerveux. Notamment pour ce qui concerne la question de la mémoire et du rappel de l'information. Le micro-processeur fonctionne exactement comme un neurone cérébral : comme un accumulateur d'informations. Là où la machine cybernétique (comportementale) est affairée à résoudre la question de l'autonomie d'énergie, de l'analyse des obstacles et de l'action adaptée, la machine informatique est occupée à mémoriser, trier, organiser et interconnecter les flux d'informations. Probablement la synthèse des deux machines donnera, si ce n'est déjà fait, des robots réellement intelligents.

Contrairement à ce que l'on aimerait bien croire, l'intelligence n'est pas le propre de l'homme; et réunir l'acte et la pensée dans une machine n'est plus une utopie. Restera à résoudre la question du Sens et du Désir (où s'initie précisément la pulsion métamorphique), et pour finir à recréer l'Olympe.

Mais cela nous écarte de notre préoccupation autour de la question du rapport au corps et entre les corps dans l'espace analytique.

Honoré Grissë
Peut-être le cours même de notre entretien se heurte à une résistance de la matière à définir concrètement, à savoir: la question de la communication corporelle instaurée comme modalité langagière dans l'espace de séance analytique/thérapeutique. Comme si se vérifiait cette contradiction qui vous est opposée que quand on touche le corps, on ne peut plus rien savoir en dire ("Le toucher" Revue Scalène).

Guy Lafargue
Oui, mais seulement si l'on restreint le dire au langage parlé, ce qui est évidemment le cas dans le travail d'élaboration théorique. Il y a un tel tabou sur cette question de la communication corporelle dans le travail analytique! Vous remarquerez que je ne dis pas de relation corporelle, mais de communication. La très problématique question est en effet celle de la distinction entre processus primaire et processus secondaire, quels que soient les plans de l'expérience sexualisée affectivement engagés dans la relation thérapeutique : symbiotique ou oedipien. Il ne s'agit, bien entendu, en aucun cas de satisfaire aux pulsions sexuelles incestueuses ou aux impulsions destructives du client, mais d'autoriser le libre jeu des manifestations affectives dans la représentation de corps. Je suis absolument convaincu et déterminé sur ce point, que, sans le déploiement complet de ce jeu affectif, qui inclue la satisfaction affective mutuelle du client et du thérapeute, aucune ouverture maturante n'est possible. Je voudrais illustrer cela d'un exemple à mes yeux significatif.

Au début de sa thérapie, à chaque séance, Erynie, d'entrée de Jeu et après quelques minutes de prostration silencieuse, rentrait dans des états de violence incoercible extrême : d'abord dirigés contre les objets, les murs, l'ornementation de mon cabinet, qu'elle tentait de mettre en pièces; puis contre moi, lorsque je m'opposais à son travail de destruction, en tentant de me griffer, de me mordre, d'arracher mes lunettes. Je ne vous dis pas les intenses émotions que j'ai traversé à certains moments, pris dans d'évidents éprouvés de haine ou de sadisme; ou d'une angoisse de mur. Je vous jure que dans ces cas-là, on n'a pas le temps de s'interroger pour savoir si on est dans l'éthique ou dans la perversion, ou pour évaluer quel type de réponse ou d'exercice serait pertinent à proposer, ni même à chercher la bonne interprétation. Moi, passé un certain seuil de tolérance, je me décrétais en légitime défense et je mettais le paquet du coté de la contenance. Très rapidement, je tentais de la maîtriser dans un corps à corps que ma supériorité physique pas toujours évidente, tournait finalement à mon avantage, et qui se prolongeait par une rupture de résistance sous la forme d'un accès émotionnel d'intense souffrance; puis, pour terminer, par une régression "adhésive" contre mon corps, moi-même enveloppant le sien avec mes bras. Ou bien elle se roulait en boule contre moi sous un édredon.

Ce n'est qu'au bout de cet épuisant processus qu'Erynie pouvait accéder à un état de détente et d'ouverture de la parole. Vers le 6° mois de la thérapie, sans que rien ne le laisse présager, Erynie est arrivée en séance avec une poche en plastique qu'elle a posé prés d'elle. Après une lutte particulièrement intense, elle a pris la poche et a sorti un biberon et une boîte de lait en poudre "1er âge", et elle m'a demandé de lui faire un biberon. Ce que je suis allé faire. Et je le lui ai moi-même donné. Elle l'a bu pelotonnée contre moi, exactement comme un bébé, retrouvant ce mouvement de rouler ma barbe entre son pouce et son index. Parfois, elle est corporellement traversée par une décharge hallucinatoire. Et lorsque je lui demande de me faire récit, elle me dit, cette fois-là, qu'elle s'était vue enfermée dans la tétine du biberon, ce qui, ma foi, est une bien belle métaphore.

Tout ce travail du transfert, indissolublement affectif/corporel, renvoie aux dépôts phantasmatiques des mauvaises parties du Soi dans le corps maternel, et aux intenses conflits liés à la sphère de l'oralité la plus archaïque vécue comme persécution: de la bouche ("ma bouche est dangereuse!", "il faut tuer ma bouche!", "Arrache ma bouche"),) et des orifices sensoriels (les bruits vécus comme pénétration par des corps étrangers: "ferme mes oreilles!"). Lorsque ces épisodes ont été conduits à terme, Erynie est enfin paisible, et elle parvient à évoquer certaines scènes de sa petite enfance; à aborder les difficiles et sporadiques sentiments de haine envers sa mère, ou à prendre conscience de la similitude entre certains de ses comportements, qu'elle perçoit avec précision (et une certaine terreur) comme discordants (c'est des fous qui pensent ça ! ), et ceux des enfants autistes dont elle s'occupe professionnellement.

Je pourrais illustrer mon propos avec cent exemples aussi convaincants où la communication corporelle est dictée impérativement par un agir corporel du client qui s'offre comme signifiant de dernière instance, c'est-à-dire en deçà duquel aucune formation représentative n'est possible parce que c'est la matrice affective elle-même qui vient, en quelque sorte, se constituer prisonnière, offrir sa reddition au thérapeute.

C'est vrai que, d'une certaine façon, comme on m'en a parfois fait reproche, on pourrait très bien dire que parvenus à ce stade de la communication archaïque, nous ne sommes plus dans le langage mais dans un phantasme auquel le thérapeute donne sa caution en tant que fragment du réel. On peut toujours le dire, mais ce serait, à mon sens faire comme si le phantasme n'était pas déjà langage: embryonnaire, certes, mais tout de même et pleinement langage.

Moi, de toutes façons, je sais que ce qui est joué là fonctionne pour moi comme langage, et que c'est grâce à ma propre capacité de constituer cette expérience (abolitionniste du moi) en une pensée, puis en une métacommunication restituée à Erynie, que celle-ci peut à son tour commencer d'ouvrir un espace psychique personnel qui lui fait défaut ( où le jeu des représentations permette le décollement du réel ). L'objection qui m'est faite du "ne plus rien savoir en dire si l'on touche" n'est qu'une énonciation fantasmatique révélatrice de l'inhibition induite par le tabou psychanalytique lui-même.

Honoré Grissë
Dans ce que vous rapportez, il me semble que l'on peut difficilement soutenir la notion de "médiation corporelle"; de même que celle de "médiumnité". Ce que vous décrivez évoque la symbiose, c'est à dire la dissolution de l'aire intermédiaire de représentation où peut seulement se jouer, selon la psychanalyse, le travail analytique.

Guy Lafargue
Ce qui est placé en position tierce, c'est mon propre processus de penser les mouvements issus du fonctionnement de la dyade que je forme avec mon client (en tous cas dans les moments cruciaux de l'analyse). C'est ce qui vient se réfléchir dans mon propre espace de pensée qui vient faire scansion, scissure, dans l'expérience affective fondamentalement satisfaisante et angoissante de la symbiose. C'est d'ailleurs pour cela qu'à certains moments Erynie veut "arracher ma bouche". Elle exprime très clairement que l'on ne doit pas dire ces choses-là"; que ma bouche à moi est dangereuse; qu'elle va "tuer ma bouche". Et l'expérience me montre que ce qui joue chez moi - l'élaboration psychique de l'expérience - opère aussi chez mes clients, dans la séance, et beaucoup plus encore dans leur réalité quotidienne.

Alors, sur cette objection qui m'est faite comme quoi "vous c'est le corps, nous c'est le langage" je pense qu'il y a une résistance à y aller voir de plus près au "toucher".

Moi, je suis maintenant convaincu que même les formations affectives les plus archaïques viennent faire forme; mais que les psychanalystes qui ont le nez dessus, qui ont même inventé le concept qui en rend compte, ne le perçoivent pas en tant que forme, en tant que figuration de dernière instance : le transfert. Le transfert est la forme manifeste de l'affect (inconscient). Et ce qui fait obstruction en tant que prise en compte du transfert comme langage, c'est le précepte freudien comme quoi il faut que Ça se représente obligatoirement en mots. Si cela veut se représenter en autre chose qu'en mot, cela est disqualifié par avance comme résistance. Moi, dans mon travail, je ne fixe pas du tout cela, l'analyse du transfert, comme visée du travail. Je consacre toute mon intentionnalité thérapeutique à permettre l'engagement de la formidable masse énergétique réveillée par le transfert dans l'ouverture d'un Jeu créateur. Et cela est à l'évidence possible. Et cela a, ensuite, des effets de mots et de parole.

En ce moment, il y a quelque chose qui me travaille dont je cherche la sortie, relativement à la question du rôle que Freud assigne à la représentation de mot. Je suis en train de méditer ça, que je découvre. Et il me semble que cela a à voir avec ce que BION décrit comme la fonction Alpha, comme d'une sorte de réalité interstitielle, comme un interface entre le plan, pour Freud, de la psyché inconsciente, et celui de la conscience. Comme s'il y avait un organe charnière, le préconscient, qui convertirait de l'amorphe en forme perceptible. Et pour Freud, il semble que ce soit de la transformation d'éléments psychiques inconscients en représentations conscientes grâce à la représentation de mot qui accomplirait cette transmutation. Il semble que pour Freud la conscience est une "qualité" présente ou absente, coalescente aux faits psychiques.

Moi qui ne crois pas en l'existence de quelque chose qui existerait psychiquement et qui serait clivé de la perception, je fais l'expérience du processus inverse: à savoir que la parole, la représentation de mots, advient comme effet de sens (de ressenti), en aval de l'expérience expressive et non l'inverse.

En tous cas, je suis convaincu que pour certains sujets, la visée directe de faire produire "l'appareil à parler" est un non-sens. Ce qu'ils appellent l'appareil se met à penser lorsqu'il est placé en position de jouissance. Jouissance qui appartient à l' aire de représentation affective et non à celle de la satisfaction instinctuelle (qui est l'objet légitimement visé par le tabou). La psychanalyse érige ici ce qu'il en est de son fantasme du désir incestueux de l'analyste mis en danger de passage à l'acte, comme réglementation maniaque du fonctionnement analytique pour tous. Ils s'en tirent avec la parole.

De la médiation

Honoré Grissë
Dans le fond, cette question de la médiumnité autour de laquelle nous évoluons pourrait se ramener à trois modalités opératoires: celle de la médiation créatrice; celle de la communication affective libre, et celle de la résonance psychique empathique du thérapeute:

  • d'une part vous dissociez les deux processus de l'expression et de l'organisation langagière. Vous nous dites que l'expression est un mouvement qui part directement de l'affect (et non de la psyché) et qui est susceptible d'utiliser différents modes de formulation (émotionnelle, corporelle, poétique, plastique, verbale, onirique, théorique, voire institutionnelle ...);
  • et d'autre part, vous accordez à ce que je serais tenté de nommer le pouvoir poétique du psychothérapeute, la place privilégiée de partenaire de jeu psychique du client. Vous utilisez d'ailleurs dans un de vos articles la notion d'"inconscient auxiliaire" qui me semble à la fois proche de ce que les psychanalystes appellent l'attention flottante", et distinct quand à ses modalités d'utilisation.

Guy Lafargue
Oui. J'ai souvent eu ce débat au sein de notre institution, notamment avec Jean Broustra, débat sur lequel nous avons, me semble-t-il des positions conflictuelles. Je l'ai eu à propos de savoir comment, dans nos brochures, nous devions nommer la chose : "Ateliers Thérapeutiques d'Expression", "Ateliers Thérapeutiques d'Expression Créatrice"... Lui, à un moment donné disait systématiquement : " Ateliers Thérapeutiques à médiation Expressive". Je n'étais pas du tout d'accord avec cette dénomination parce que je pense avec force que le processus expressif advient justement lorsque tout recours à une médiation est abandonné. Le statut de la médiation, ici, est celui d'un auxiliaire, d'un vecteur permettant le déclenchement de quelque chose qui, lorsque cela se produit, traverse l'expérience de façon non médiate, brute, d'une décharge affective pure, directe, essentiellement engagée dans le corps et le système émotionnel, avec, dans un second temps de puissants effets de résurgence mnésique.

J'affirme en effet que le concept d'Expression, dans ma ligne directrice de travail en tous cas, n'est pas auxiliaire, mais axial. Cela signifie très concrètement pour moi que l'expression affective dans le langage est la visée centrale de ma proposition thérapeutique; et que le travail de la formulation médiatisée, de l'organisation langagière de l'affect dans l'investissement des média de la création, est la médiation. C'est cela, pour moi, l'expérience créatrice. Et c'est une des raisons, je crois, pour lesquelles je n'ai pas besoin de circonscrire les modalités de l'expression à la fonction psychique et verbale: parce qu'elles sont considérées ici seulement comme l'une des modalités créatrices parmi d'autres de l'accès à l'expression affective médiatisée. Cette nuance, que l'on pourrait qualifier de radicale, tient je pense, à l'inscription fondamentale de Jean Broustra dans le réfèrent psychanalytique où lui opère comme psychiatre, ce qui est bien de l'ordre d'une différence entre nous (et non d'une divergence); et de son élection de la psychose en institution hospitalière comme terrain clinique de déploiement créateur de son engagement de thérapeute. Cela veut dire que dans le réfèrent psychanalytique, c'est l'attelage de la Parole et de la Trace qui est placé en position de signifiant-maître, alors que pour moi, c'est celui du Jeu et de la catharsis créatrice. Mais je crois que dans la réalité de notre fonctionnement, chacun de nous épice librement sa pratique des condiments qu'il affectionne, et que c'est justement cela - le plaisir pris à la communication thérapeutique - qui constitue la clé du processus d'évolution positive de nos clients.

Alors, pour conclure sur ce point, et parce que Jean Broustra est un mordu de l'Expression, nous avons établi un pacte dialectal, et nous avons appelé notre Objet: "Ateliers d'Expression Créatrice à visée Thérapeutique". La dimension du verbe y est pleinement prise en compte, c'est même cela qui spécifie la dimension inhérente au pacte thérapeutique, mais elle n'est pas instituée, ici, en règle fondamentale, ni comme unique modalité de la Parole. Nous avons fait chacun une part de chemin, qui n'est nullement de l'ordre du compromis, mais plutôt de l'ordre de de la synergie heuristique engagée à partir de la désignation mutuelle des points aveugles où nous reconnaissons à l'autre une compétence fraternelle. De ce coté-là, il a eu beaucoup plus de travail que moi...mais pas au même endroit où l'a placé mon engagement de praticien border-line, travaillant avec des sujets border-line, dans une stratégie thérapeutique du passage-par-l'acte.

Pour en revenir à votre question, je ne pense pas que l'expression vienne de l'affect. L'affect n'est pas un centre d'énergie, ni un épicentre tectonique. C'est un point virtuel. Lorsque je parle d'expression affective, c'est une manière de prendre en compte l'infrastructure qui détermine la forme et l'intensité pulsionnelles attachées aux manifestations instinctuelles. C'est peut-être cela que je comprends comme étant la notion lacanienne de "signifiant".

C'est comme s'il y avait un logiciel de base - organisateur de la réception des informations internes et externes, et de l'émission des messages moteurs complexes - qui configure la pulsion (et pas seulement la pulsion: il configure aussi la matrice psychique, ce lieu virtuel, cet organe du Soi où les images se forment à l'adresse de la perception).
Ce logiciel est lui-même programmé par les premiers modes de relation au monde et de satisfaction instinctuelle connus par le nouveau-né. Et mon idée, c' est que le travail thérapeutique s'exerce précisément au niveau de ce logiciel-base. C'est son mode initial d'"être-au-monde" qui va être bouleversé et re-structuré sur d'autres bases, dont le sujet va faire l'expérience dans la relation thérapeutique/analytique, parce qu'une variable constituante va soudain et brutalement placer en porte-à-faux l'organisation rigide des signifiants. Et, selon moi, la source de cette rupture, c'est l'augmentation brutale de l'intensité instinctuelle originaire (ressentie comme une intrusion extrêmement angoissante), habituellement recouverte par une armature défensive plus ou moins solide, sous l'effet d'une rencontre singulière. Dans cette rencontre le sujet configure une image de l'autre qui devient personnage imaginaire, un Objet affectif/psychique extrêmement puissant, auquel il attribue projectivement les qualités de premier objet satisfaisant.

Le Soi ne renonce jamais à trouver l'Objet satisfaisant fondamental. C'est cela que Freud a inventé/découvert et à quoi il a donné le nom de transfert. Et c'est cela qui est à l'œuvre aussi bien dans l'état amoureux, à plus forte raison dans la passion amoureuse, que dans cet attachement archaïque très particulier qui se déploie dans le travail analytique. Et si l'on veut bien accepter de considérer l'état amoureux comme cette explosion et ce déploiement spectaculaire de l'attachement infantile originaire à la mère, on comprendra sans peine la violence que constitue la position de l'analyste pour le sujet, surtout lorsque l'analyste possède les caractéristiques projetées sur lui.

Pour ce qui me concerne, je pense que c'est l'effet conjugué d'une configuration projective (génératrice d'une intense érotisation archaïque du sujet), autorisée par une configuration subjective du thérapeute/analyste (qui place celui-ci dans le double statut d'Objet imaginaire et d'Objet réel) qui possède la force suffisante pour produire la fission nucléaire des signifiants originaires à partir de quoi seulement s'ouvre une nouvelle configuration organisatrice, fondée sur le libre Jeu de la représentation instinctuelle et d'un fonctionnement psychique créateur et non plus aliéné. L'aliénation est inscrite dans la structure et non dans les effets de structure. C'est essentiellement pour cette raison que je n'accorde aucune prévalence particulière à la production psychique par rapport à d'autres modalités d'effets de la structure, émotionnelle ou poétique ou verbale. Et c'est aussi pour cette raison que je considère que beaucoup de ces techniques soi-disant thérapeutiques qui contournent soigneusement l'attaque créatrice de la structure ne sont que des prothèses comportementales. Parce que le processus de la fission nucléaire des signifiants n'est possible que si l'analyste accepte de renoncer à toute activité intentionnelle qui viserait les effets de structure et non la structure elle-même. Ce qui me semble être le cas chaque fois que l'on place en position de signifiant-maître l'un ou l'autre des sous-systèmes de la structure: l'émotion (comme dans la bio-énergie ou la thérapie primale), le soma, la psyché... ou même l'articulation de plusieurs de ces sous-systèmes entre eux. Cela constitue, à mon avis, une défense du thérapeute contre l'attaque nucléaire de son propre système affectif qui le placerait en danger de décompensation. Ce qui est aussi une façon de dire que, sous certains aspects, la fonction de thérapeute est une fonction compensatoire; et tout ce qui se présente comme technique et méthodologie thérapeutique, opère comme conjuration omnipotente de la désintégration affective. Comment peut-on désirer devenir thérapeute !

Pour ce qui concerne la deuxième partie de votre question, à propos de la part créatrice du thérapeute - l'inconscient auxiliaire - mise à disposition du sujet et de l'interaction analytique, je voudrais souligner que s'il y a bien là une parenté avec la pratique de l'attention flottante, il y a tout de même une différence fondamentale. L'attention flottante est une attitude abstentioniste, si je puis dire. Le psycho-analyste se sert de l'attention flottante pour laisser se construire les matériaux de l'interprétation qu'il livrera au moment opportun. Elle est un processus de pensée, à la manière d'une rêverie, placé en orbite des échanges affectifs actuels. Et l'analyste y applique son attention. On pourrait dire qu'il n'écoute pas le sujet, mais les effets de la sujétion sur sa propre production psychique. Cela est une des formes majeure de la médiumnité (et aussi de la disposition hystérique). C'est une processus d'interdépendance psychique. Mais ce n'est pas là, à mon sens, une aire de création. C'est une modalité de représentation passive. Avec cette mise à disposition de l'"inconscient auxiliaire" du thérapeute dans la communication comme partenaire du jeu inconscient du sujet, je pense que j'introduis une dimension créatrice interactive de nature différente, de l'ordre du Jeu, ce qui n'est pas le propos du procédé de l'attention flottante, quelque soit la richesse iconographique de l'activité psychique de l'analyste. Je suis absolument formel : rêver n'est pas créer. Cela n'a pas les mêmes effets.

Honoré Grissë
On pourrait pourtant dire que l'interprétation aussi se donne comme modalité interactive et créative du Jeu psychique entre analysant et psychanalyste. Il y a bien une aire de jeu et de communication dans la rencontre psychanalytique. Certes, le jeu y est instauré à l'intérieur d'une règle qui fait injonction dynamique aux seuls processus psychiques (comme médiation) et à l'énonciation verbale; et d'une réglementation implicite comme quoi ce qu'il en est du corps doit passer par la voie obligée de la parole et de l'imagerie psychique. Mais une fois cette règle du jeu posée, il me semble qu'il y a analogie de structure entre ce que vous instaurez du coté des modalités corporelles de l'interaction analytique et ce qu'il en est dans le cadre d'une psychanalyse.

Guy Lafargue
Je suis tout à fait d'accord avec ce que vous dites là. La différence qualitative porte sur le processus du jeu lui-même. Le psychanalyste engage son travail associatif par devers lui, dans la solitude du fauteuil. Et même si l'on peut dire que le jeu interactif existe bien dans l'aire psycho-affective de leur rencontre, cela n'a pas les mêmes effets que lorsque le jeu se déroule dans la communication ludique directe, y compris dans ses dimensions corporelles. Dans la modalité qui est la mienne, l'interprétation est une construction mutuelle issue du jeu d'un ensemble d'affects dans le champ psychique et corporel , et non du jeu avec les seuls objets psychiques.

C'est bien évident qu'il y a des effets de corps dans une psychanalyse, mais leur caractère spectaculaire ne doit pas dispenser de garder la tête chaude. Ces effets se déploient sans aucun étayage sur le corps de l'autre, sur la matérialité sensuelle/sensorielle/motrice/f(ph)antasmatique de la rencontre tactile/kinétique. Le phantsme du corps de l'autre n'est pas son corps. Je suis persuadé que cela est opératoire pour des sujets dont la souffrance est structurée autour d'un trop-de-corps (celui de la séduction parentale oedipienne par exemple); ou bien d'une régression défensive contre les exigences de l'accession au symbolique qui oppresse une fonction psychique aux abois, prête à décoller et à s'affranchir de l'emprise des imagos. C'est peut-être pour cette raison que l'hystérie et la paranoïa constituent la terre promise de la psychanalyse. Mais lorsque la souffrance existentielle majeure du sujet est structurellement liée à l'absence du lieu de l'@utre, à la terreur de la forme, aux persécutions grouillantes de l'univers symbiotique, aux attaques internes des organes, il me paraît absolument nécessaire que le thérapeute engage sans réserve sa corporéité dans la communication analytique. Elle est le seul mode langagier empathique propre à ces zones critiques de la vie affective.

Et, probablement, la plus grande souffrance et angoisse pour un psychanalyste c'est probablement d'assister impuissant au glissement de sujets pressentis suffisamment étayés pour affronter le silence et l'abstinence, qui s'enfoncent dans une régression défensive et basculent dans la dissociation. Je pense que le maintien d'une position technique inflexible du psychanalyste, maintenue contre l'évidence, est, pour ces personnes, la véritable cause de l'installation de modes de défense psychotiques. Dans ce cas là, ce n'est pas le transfert qui est psychotique, comme on aimerait le croire pour pouvoir intégrer la culpabilité. C'est la structure analytique, c'est le cadre, parce qu'ils reproduisent les contours de la forme maternelle originaire terroriste. Ce que l'on appelle une psychose de transfert est assimilable dans le cadre de la séance si l'analyste accepte de s'y engager corporellement. A mon avis, il y a une part aveugle de la structure/psychanalyse , qui est formée sur le déni de l'originaire. Il y a probablement des psychanalystes qui font le voyage, qui ont opéré le décollement des tables de la Loi et de l'identification projective adhésive à l'Ancêtre idéalisé. Freud, d'après ce que je suis en train d'en découvrir, était probablement moins orthodoxe qu'on a bien voulu nous le faire croire.

Honoré Grissë
A vous écouter, j'ai le sentiment que pour vous l'analyste est opératoire lorsqu'il rencontre sa propre structure psycho-affective dans son client; que vous posez toute structure thérapeutique comme une modalité d'identification projective. Le thérapeute percevrait comme structure optimale du soin analytique, l'envers de sa propre négativité, l'empreinte de la faille fondamentale dont il est construit. Le thérapeute serait quelqu'un qui travaille projectivement sur son client pour surmonter ses propres conflits infantiles...

Guy Lafargue
Je suis convaincu de cela. Il y avait des raisons d'économie psycho-affective à inventer le dispositif de la psychanalyse en l'état où il s'est fixé. Et je crois que cela a été le cas de tous les inventeurs de systèmes thérapeutiques. C'est aussi pour cela que toute tentative hégémonique de définir un modèle leader universel est une pure sottise. La véritable question est de savoir comment moi, je puis être opératoire comme analyste/thérapeute si telle est la pente sur laquelle le destin m'a précipité (et la nécessité de gagner ma croûte et d'avoir une place gratifiante dans la société)? Le problème se complique pour ceux qui sont dans un processus d'identification mimétique avec la trouvaille du maître d'école. Essentiellement parce qu'un tel processus permet de faire l'économie d'effectuer sa propre figuration. Glisser ses pas dans les pantoufles du Maître, suivre les sentiers qu'il a ouvert sans décoller le nez de ses odeurs et de sa trace et des diktats qui lui échappent, dégénère vite dans la religion, l'ésotérisme et la logorrhée. Le problème est le même lorsque la figuration praxique/théorique est faite dans la contre-dépendance au système du Maître aimé/haï. La véritable provocation, c'est du lieu analytique lui-même qu'elle naît; des contradictions où nous place notre désir, notre imaginaire face à la souffrance, la notre en tout premier lieu, sans laquelle ce métier ne nous concernerait pas. En tout cas, il en est ainsi pour moi.

Les expériences de travail analytique que j'ai été amené à conduire ont eu comme point de départ l'espace de mes Ateliers d'Expression Créatrice. Pour tous mes clients, la demande d'un travail thérapeutique s'est déclenchée dans la structure groupale de l'Atelier d'Expression. Ils ont ensuite posé une demande de travail individuel avec moi. Pour certains d'entre eux l'utilisation des médiations a pu accompagner le travail thérapeutique et analytique. Pour d'autres, les niveaux de régression atteints dans le transfert affectif ont rendu totalement impossible toute autre médiation que la médiation corporelle, au moins pendant un certain temps. Par contre, dans tous les cas, l'investissement des médiations créatrices s'est fait hors des séances, notamment dans le champ professionnel, dans une position identificatoire créatrice. Ce fait que la demande analytique vienne en aval de la rencontre et non en amont, comme cela est probablement le cas la plupart du temps, pose en fait le transfert comme préalable à l'analyse et non comme effet de l'analyse. Dans mon cas, le client choisit réellement son thérapeute sur la base du transfert. J'ai le sentiment que cela a une très grande importance.

Si je dois rendre compte des processus à l'œuvre dans mon travail de thérapeute (je conserve ce mot tant que je n'en ai pas trouvé un autre qui n'ait pas la connotation médicale qui s'y est attachée), je dirai ceci:

  • que mon action est explicitement centrée sur l'expérience affective actuelle manifestée dans le jeu intertransférentiel;
  • que je sollicite activement l'expression, c'est à dire l'actualisation des mouvement affectifs actuels du sujet;- que cette expression est invitée à faire forme dans les langages de la création lorsque cela paraît possible;
  • que j'engage avec le sujet un travail actif de métacommunication au cours duquel nous reévoquons ensemble les mouvements affectifs, émotionnels et psychiques qui se sont manifestés pendant la séance; et les résurgences événementielles de son histoire actuelle ou infantile. Et que nous tentons ensemble de relier ce surgissement aux autres moments du travail thérapeutique antérieur. Cela fonctionne comme une sorte de communication didactique, d'enseignement mutuel par l'expérience.

En fait, ce qui est interdit dans la situation de la cure psychanalytique orthodoxe, c'est l'expression affective non-médiate. La psychanalyse circonscrit l'aire de l'expression affective a deux modes de représentation : représentation psychique et représentation de mot, c'est à dire l'aire du pensable, à l'exclusion de tout autre mode. D'une certaine façon, les psychanalystes tiennent l'impensable pour inexprimable. Moi, je place l'expression affective non-médiate en position de signifiant-maître, et j' ouvre la rencontre analytique à une pluralité des médiations langagières, par où l'exprimé, justement devient pensable. C'est bien là la marque singulière de ce que j'appelle l'Expression Créatrice Analytique.

MONTETON le 1°Mai 1994