art cru nouveau psycho

Du nouveau dans la psycho

Collège des psychologues cliniciens du Château PICON
Centre hospitalier psychiatrique Charles Perrens de Bordeaux

10 et 11 Décembre 2010

EXPÉRIENCE ANALYTIQUE
RELATION CRÉATRICE
RELATION ANALYTIQUE
EXPÉRIENCE CRÉATRICE
dans l'institution de soin

Guy Lafargue

@

Propos sur une praxis

Avertissement
Texte intégral [1]
Petite anamnèse à l’ancienne

N’exerçant plus mon métier de psychologue au Château PICON [2] depuis belle lurette, je ne sais pas à ce jour, en tant que psychologue mésolithique[3], à quelle discrimination positive, ni à quel intercesseur occulte, je dois d’être présent au milieu de ma communauté professionnelle naturelle comme novateur présumé (“du nouveau dans la psycho ?”). Toujours est-il que, dans un premier temps, j’ai reçu une invitation du collèges des psychologues cliniciens de l'hôpital Charles Perrens, à répondre à la question posée, et que dans un deuxième temps, le projet que j’ai proposé en retour a reçu l’aval du comité scientifique de la manifestation. Dans l’état d’isolement intellectuel et d’ostracisme institutionnel où je me suis trouvé déporté tout au long de ma carrière singulière, cette invitation m’a été précieuse. La vieille histoire que je vais vous raconter a peut-être atteint la fin de la période d'incubation, et il me plaît de penser que sa nouveauté ne fera pas de doute.

Pour introduire mon propos, je dois vous faire un aveu : je ne me sens pas très bien placé pour répondre à la question inaugurale posée par les organisateurs de ces rencontres professionnelles : “Y a t-il du nouveau dans la pratique et la théorie de la psychologie à l'Hôpital ? “ puisque, comme je viens de l'indiquer, je n’exerce plus mon métier de psychologue/thérapeute dans l’enceinte du Château PICON depuis 1982, ni ne l’ai plus exercé depuis dans le contexte institutionnel de la psychiatrie. Pourtant, la vignette clinique posthume que je vais vous présenter dans la deuxième partie de cet article n’a, à mon avis, rien perdu de son acuité sinon subversive (?) en tous cas novatrice. Je vous en fais juge.

@

Mon expérience de psychologue/thérapeute instituant un cadre analytique/thérapeutique singulier s’est développée en plusieurs étapes institutionnelles et modes d’expérience analytique :

1° ) Une étape universitaire qui couvre la période qui va de l’automne 1968 au printemps 1976. Au cours de cette période, j’ai simultanément ouvert plusieurs chantiers :

  • A l’automne 1968, j’ai commencé à enseigner la psychosociologie clinique à la Faculté de psychologie de Bordeaux et à l’École d’Éducateurs spécialisés de Bordeaux dans les domaines de la dynamique de groupe, analyse institutionnelle, formation à l’écoute analytique rogérienne. J’ai ensuite posé, dans ce cadre, avec mes étudiants, les bases de ce que j’appellerai plus tard l’Expression Créatrice Analytique ©, fruit de la conjugaison de la “dynamique de groupes” d’inspiration pagessienne, de la “thérapie centrée sur la personne” d’inspiration rogérienne et de l’Expression Créatrice inspirée du cadre créé par le pédagogue Arno STERN.
  • Dans la même période, je m’engageais dans l’apprentissage de la psychosociologie clinique d’inspiration rogérienne, sous la direction du Professeur Max PAGES (le passeur français de Carl ROGERS), puis en collaboration étroite avec lui dans le cadre du Laboratoire de Changement Social (LCS/Paris/Dauphine). Nos recherches solidaires portaient de façon aiguë sur la question du travail analytique de groupe, du travail émotionnel, de la psychothérapie existentielle rogérienne et de leurs ouvertures aux langages de la création.
  • Enfin, je faisais à titre personnel, entre 1966 et 1972, une immersion assez radicale dans la pratique intensive de l’expérience créatrice dans l’écriture surréaliste, et au sein d’Ateliers d’expression spontanée de peinture et de modelage, sans direction artistique. Je commençais un travail d’élaboration praxique d’un modèle singulier de travail analytique/ thérapeutique. J’y fus puissamment suscité dans cette période fastueuse du festival SIGMA de Bordeaux, par la rencontre des recherches électro-acoustiques de Pierre HENRY, John CAGE, STOCKHAUSEN…; et théâtrales : ARRABAL, LIVING THÉÂTRE, BRED AND PUPPET, Sylvano BUSSOTTI ; et des metteurs en scène : GROTOWSKY, BOB WILSON, ROY HART…un peu plus tard Carlotta IKEDA et le théâtre BUTHO, sous la direction desquels j’ai travaillé en Atelier. Superbe et décisive chance !

2°) Un engagement clinique en institution de soin psychiatrique (1972 à 1982)

Au printemps 1972, au titre de ma fonction, cette année là, de président de l’AGEC (Association Girondine d’Éducation Créatrice “arnosternienne”) - j’ai reçu invitation du Dr Michel DEMANGEAT, dont la fillette fréquentait notre Atelier d'Expression, à venir expérimenter avec notre équipe de l’AGEC nos dispositifs expressionnels dans le cadre de la création du premier Hôpital de jour de la région Aquitaine. Le Dr Jean BROUSTRA, son jeune et fringuant collaborateur (il avait alors 33 ans et brillait encore des brûlots de la rébellion universitaire de 1968), fût notre initiateur enthousiaste et le superviseur attentif de notre implantation centrale dans ces dispositifs de soin. Il fut mon passeur dans le monde de la psychose dans lequel il a tout de suite été évident pour moi que la qualité de ma relation affective et de ma singularité analytique trouvaient dans ce terreau un lieu de haute familiarité.

Cette création institutionnelle d'unités coordonnées d'Ateliers Thérapeutiques d'Expression Créatrice s'est ensuite développée à l’initiative de Jean BROUSTRA, tout d’abord au Château Picon dans le service du Professeur Marc Blanc, puis dans l'unité psychiatrique de l'hôpital Garderose de Libourne dont il fut nommé médecin-chef en 1975. J'ai donc été créateur inaugural de ces dispositifs d’Ateliers Thérapeutiques d’Expression Créatrice (ATEC) à l’Hôpital de jour Wilson en 1972, puis ensuite, en 1975, à l’invitation institutionnelle de Jean BROUSTRA, je me suis joint à l’équipe qu’il avait formée au Centre Psychothérapique Charles Perrens dont il conserva la supervision après avoir été nommé médecin-chef à Libourne. J’y exerçai ma fonction de psychologue au titre d’animateur/thérapeute dans un Atelier d’Expression que je nommai “CORPS ET PAROLE”.

C’est en 1975 que j’ai été nommé psychologue attaché aux Ateliers Thérapeutiques d’Expression créés par le Docteur Jean BROUSTRA au centre Carreire dans le service du Professeur Marc BLANC. J’y ai exercé la fonction de thérapeute jusqu’en 1982. Ces Ateliers explicitement dits "d'expression" constituaient un ensemble coordonné de 5 unités d’Ateliers thérapeutiques médiatisés à vocation intersectorielle. C’est dans ce cadre que j’ai conduit le travail thérapeutique de Nathaälie des Limbes, une patiente située par ses médecins dans le cadre de la psychose hystérique dont j'ai exposerai la vignette clinique en deuxième partie de cet article.

L’expérience s’est terminée pour moi le jour où le Professeur BOURGEOIS, successeur du Professeur BLANC, fit irruption en cours de séance dans mon Atelier, accompagné d’un menuisier de l’Hôpital et, sans aucune explication, fit prendre ostensiblement les mesures de mon Atelier en vue de le transformer en bureaux. J’avais eu maintes preuves de ce que ces Ateliers suscitaient sinon une hostilité, en tout cas une grande ambivalence de la part du corps médical. Leur mode de fonctionnement autonome, l’éthique de la réservation des productions des participants sur le lieu des Ateliers, leur non communication aux équipes et aux médecins, les difficiles communications avec les services…mirent un terme à mon expérience. Je démissionnai de mon poste et créai mon Centre de Formation Permanente des Ateliers de l’Art CRU dans le projet résolu de former le plus grand nombre possible de personnes à la pratique de cette discipline.

Dans cette époque turbulente Jean BROUSTRA était un adepte effervescent de ce cadre de soin que j’ai créé et développé par la suite sous les noms d’ “Art CRU” ou d’ “Expression Créatrice Analytique”©. En 1975, à mon initiative, il s’associera avec moi et quelques autres dans le cadre de l’IRAE, Institut de Recherche/Animation Expression, pour y développer un outil de recherche et de formation. Une collaboration intellectuelle, clinique et andragogique fructueuse se poursuivra jusqu’en 1998, date à laquelle se produisit une fracture idéographique majeure et définitive qui séparera assez brutalement nos trajectoires. Moi-même je radicaliserai la praxis expressionnelle comme praxis autonome dans le champ des pratiques analytiques, là où Jean BROUSTRA répudiant toute référence au CRU et à notre amitié professionnelle, tentera sans y réussir de déployer et d’asseoir l’emprise de la psychanalyse sur notre commune institution.

3°) La création d’un institut de formation d’animateurs/thérapeutes en Ateliers d’Expression Créatrice Analytique.

A la suite de ce décrochage raisonné de l’Hôpital, j’ai activé ma formation psychosociologique et j’ai mis en place un Institut de formation qui prit le nom d’ATELIERS DE L’ART CRU, nom qui est toujours le sien malgré les tempêtes idéologiques et socio-économiques qui ont secoué le secteur de la formation permanente et notre institution. Entre 1983 et 2010 nous avons accueilli avec mon équipe de formateurs près d’un millier de travailleurs de la Santé et de l’Éducation de toute la France dans le cadre de la formation intensive de longue durée d’animateurs/thérapeutes. Plusieurs centaines d’Ateliers d’Expression Créatrices sont nés de ce magnifique travail, en particulier dans les hôpitaux de jour, les CATTP, les IME, les consultations d’addictologie et dans un certain nombre d’hôpitaux psychiatriques pour lesquels la référence cardinale à la psychothérapie institutionnelle n’est pas devenue lettre morte. A cette place privilégiée, je suis depuis de longues années témoin de la parole des soignants (infirmiers psychologues, psychomotriciens, soignants…en détresse institutionnelle…) sur ce qui se passe vraiment au sein des institutions psychiatriques. Je les rencontre dans mon espace de formation à la pratique des médiations créatrices dans le cadre du soin “analytique”.

Autrement dit, je connais intimement la souffrance des soignants dans leurs contextes institutionnels totalement surdéterminés par les injonctions économiques (la rentabilité des actes, l’astreinte à la mesure de la prétendue “qualité”) et par la surrépression idéologique (primat de la molécule, du comportementalisme, de la sismothérapie) tous actes qui exercent leur emprise brutale sur la détresse des citoyens ordinaires convoqués à la renonciation de la subjectivité.

4°) L’engagement comme analyste dans des thérapies individuelles.

A partir de 1973, mon exposition intensive à la dynamique de groupes d’expression créatrice analytiques dans le cadre du Laboratoire de Changement Social et de la Faculté de Psychologie de Bordeaux, puis dans le cadre de l’IRAE, puis dans celui de mes Ateliers en psychiatrie, m’a placé en position d’expérience significative d’un mode de travail analytique individuel dans lequel j’ai instauré l’expérience créatrice comme lieu de Parole. Les langages de la création et le verbe. Mes découvertes à partir de 1980 de Donald WINNICOTT, de Harold SEARLES, de Françoise DOLTO, de Mélanie KLEIN et de quelques uns de leurs élèves contemporains, m’ont conforté dans les prises de risque auquel me soumettaient mes positions déviantes.

5°) La création de l’ART CRU MUSEUM.

Depuis 1984, j’ai ouvert, enrichi et conservé une collection didactique d’objets créés/abandonnés/trouvés/confiés au détour de mes Ateliers ou au hasard de mes rencontres artistiques ou analytiques. Musée des tragédies humaines ordinaires, l’expression affective CRU qui imprègne ces actes esthésiques constituent une voie extraordinaire pour le travail de la résilience.

le pere de jumelles

Naissance de l'ART CRU MUSEUM - Le père de jumelles - Guy Lafargue - 1984 - art-cru.com/museum

Ya t-il du nouveau dans la pratique
et lathéorie de lapsychologie à l'Hôpital ?

Je suppose qu’à cet exercice de la réponse, les autres intervenants de ce colloque développeront un point de vue intra-institutionnel. De facto, le mien restera extra-institutionnel, non seulement parce que je n’exerce plus depuis longtemps dans l’enceinte psychiatrique, non seulement parce que mon point de vue est décalé, voire antinomique, avec celui de l’idéologie psychiatrique qui surdétermine les représentations professionnelles de l’exercice de la psychologie, mais surtout parce que je n’accorde aucun crédit à “La” psychologie : ni comme point focal d’une pratique (une pratique de quoi ?), ni comme théorie (en existe t-il une ?).

Je fonde ma pensée personnelle de la théorie sur la racine étymologique du verbe grec “theorein” qui signifie “observer”. La théorie, pour moi, c’est la somme organisée des phénomènes que nous observons dans la réalité de notre action telle que nous la développons . En aucune façon, la théorie ne saurait constituer un appareil conceptuel organisant l’action, mais bien l’inverse, à savoir que l’art - je veux dire la praxis - est constituant de la pensée et lieu de construction de la théorie.

Et donc, paradoxalement, si je n'accorde aucune faveur au psycho-centrisme flamboyant qui inonde tous les discours sur la prétendue science psychologique, j'ai construit une théorie de la vie psychique qui met en synergie les observations que j'ai conduites pendant quarante années d'expérience clinique articulant la question de l'expérience créatrice et du soin analytique. C'est cette théorie, résolument nouvelle, dont je vais essayer de rendre compte ici.

Quelle est-elle donc cette “théorie” de la psychologie qui s’invoque ici ?

La question inaugurale, telle qu’elle est posée sous-entend que la vie psychique (la psyché, ou pire encore, l’appareil à penser - comme il est convenu d’évoquer ces manifestations neurologiques – est pour nous psychologues, à la fois notre territoire professionnel assigné et notre objet privilégié. Une question préalable s’impose donc avant même d’en explorer le lieu d’exercice, de savoir avec quelle théorie de la psychologie nous travaillons, et quelle contribution nous apportons à une théorie de la psychologie qui ne soit pas surdéterminée par la reddition aux diktats de la pratique psychiatrique : médicale et institutionnelle ; ni aux postulats fossiles d’une psychanalyse intégriste qui n’a pas encore rendu l’âme . Et en premier lieu à leur postulat syncrétique commun de l’existence de la maladie mentale qui est le chou gras de la pharmacopée.

@

La psychologiecomme science des faits psychiques est-elle apte à rendre compte des lignes de force d’une action visant à rétablir les personnes en grande souffrance affective dans le jeu ordinaire de l’humanité ? Sans équivoque, ma réponse est non. Certes, la connaissance des processus psychiquespris dans une approche globale de la dynamique de la vie affective est nécessaire à l’exercice de notre métier, mais seulement en tant queconnaissance, justement, et non comme savoir organisé (pure illusion) qui constituerait un pré requis pour l’action. Pour moi, la connaissance est et ne peut procéder que d'un enseignement de l’expérience. La théorie vient ici en aval de l’action, de l’art analytique/thérapeutique.

J’interroge de façon radicale la légitimité du concept de psychologie pour désigner l’objet de notre pratique professionnelle, quels que soient les lieux où nous l’exerçons. Si ce concept se justifie pour désigner la science des phénomènes psychiques, non seulement il ne nous est d’aucune utilité pour travailler avec la personne en souffrance affective invalidante, mais il constitue en outre un écran à la saisie non médiate des processus affectifs tels qu’ils se jouent dans la dynamique analytique du lien thérapeutique à partir desquels seulement les phénomènes psychiques prennent forme et prennent sens.

La psychologie , sur laquelle reposent toutes les croyances du 20° siècle est une science sans objet.Les faits psychiques ne jouent dans le destin humainaucune force causale. Ils n’offrent aucune prise au travail de transformation de la personne.Le psychisme comme objet n’a d’existence que conceptuelle.

La réalité désignée par ce concept ne correspond à aucune réalité que nous puissions appréhender de manière technique, sur laquelle nous puissions agir dans ce qui se désigne du terme de pratique. Il n’y a pas de maladie à proprement parler “mentale”. La souffrance dite “ psychique” est un leurre neuroleptique. La causalité psychique est un concept idéologique élevé au rang de croyance inventée par les psycho-analystes. La pensée d'un soin psychique procède d’une autosuggestion .

La souffranceest de nature affective, et certaines de ses manifestations sensibles en sont psychiques . Primat absolu de l’affect sur la représentation. La vie psychique, dans cette représentation épistémologique, a essentiellement une fonction informative sur les distorsions infligées au dispositif instinctuel lui-même.

Et donc, pour parodier l’expression de Maud MANNONI dans son propos sur “La théorie comme fiction”, ma théorie de la psychologie est que la psychologie est une science-fiction.

Dans ma représentation, je postule bien l’existence d’une fonction de représentation : la fonction psychique, créatrice des formes f(ph)antasmatiques[4], imaginaires et symboliques (représentations d'éprouvés affectifs archaïques, représentations imaginaires/fantasmatiques et représentations de mots)est essentiellement une fonction decomposition de formes mentales orientées (des "in’forms")visant à renseignerl'organismedu sujet humain sur son état de réalisation ou de carence, ou de détériorationdu potentiel d'accomplissement de son destin d'être humain.

Cette pensée, résolument novatrice, est pour l'instant une incongruité culturelle totale.

Le "travail" psychique, c'est le travail de transformation de l'expérienceaffective actuelle (structurée/structurante) en une représentation mentaleémergente, structurée par un signifiant, perceptible comme signe, c'est-à-dire en une image/objet psychiquesignifiante dans le jeu de la perception .

Cette "image/représentation" (représentante de l'affect) a deux fonctions :

  • La première qui est de re-présenter, c'est à dire de rééditer au présent une motion mnésique/affective ancienne en vue de son traitement par le sujet, par le "Je".
  • La seconde, qui s'inscrit dans la première, est, pour reprendre au pied de la lettre la formulation de Piéra Aulagnier, " de rendre homogène à l'expérience du sujet ce qui lui esthétérogène"[5] aussi bien dans le champ événementiel que dans le champ de la subjectivité.

Formation de formes/images représentant une motion affective ou pulsionnelle. Contrairement au concept de "flux mental constant"[6] qui “irrigue” le système perceptuel, le travail de la production psychique est essentiellement et constamment émergent. La fonction psychique - fonction de conversion de l’affect en représentation - est structurante de ce flux mental chaotique qui anime en permanence l'expérience humaine.

C'est le processus de construction/fixation de la forme psychique (condensation émergente) en un souvenir (trace stable) qui est constituante de la temporalité par laquelle s'instaure un écart lisible dans le jeu de la perception entre la mémoire résiduelle et l'organisation actuelle de la perception.

La loi totalitaire de l'organisation de la vie mentale (souvenirs, hallucinations, rêves, fantaisies, fantasmes) est celle du primat absolu de l'affect. L'affect conditionne le processus par lequel certains matériaux sont sélectionnés dans le chaos permanent de l'activité mentale pour se condenser en objets psychiques constitués. A un moment donné, une fixation affective signifiante cerne, circonscrit un flux de matériaux mnésiques (sensoriels/émotionnels) instables et fluents, les condense et les organise en une forme psychique, en une “image” : fantaisie, fantasme ou souvenir . Je nomme "enformement" la mobilisation dynamique de ce processus dans l'expérience créatrice.

Dans le rêve ou dans la vie psychique diurne, le psychique (condensation de formes surdéterminées par l'affect) est toujours en aval de l'affect. C'est de l'intensité affective attachée aux formations psychiques constituant le scénario imaginaire, onirique, que dépend sa possible constitution en une trace mémorable au moment du réveil.

La production psychique fonctionne comme sous-produit de la fermentationd'une condensation imaginaire où viennent s'enformer les tensions affectives (libidinales) actuelles du sujet. Tout le temps.

Et donc, inévitablement, mon métier de psychologue est centré sur l’expérience affective de mes clients, sur les médiations susceptibles de l’enformer et d’en tirer avec eux parti analytique . Dans cette perspective, la phénoménologie psychique devient un des auxiliaires de création mobilisables parmi d’autres : la phénoménologie émotionnelle et la phénoménologie des langages du corps et de l’expérience créatrice qui est mon référent princeps.

Si science il y a à invoquer ici, ce serait donc celle de l’affect.

Je suis “affectologue”.

Je n’avais jamais osé publier la Chose de cette façon inaugurale. C’est fait.

@

L’EXPRESSION CRÉATRICE ANALYTIQUE ©
COMME PRAXIS THÉRAPEUTIQUE
DANS L’INSTITUTION DE SOIN

Depuis quelques années, le débat sur le titre de psychothérapeute est le creuset d’un affrontement que je qualifierai d’inter-ethnique entre les professionnels de la psychothérapie (psychologues ou non) détenteurs d’une formation spécifique au métier de psycho-thérapeute validée par une École analytique reconnue au sein de la profession, et les candidats à l’affichage du titre s’estimant fondés par leurs diplômes universitaires à revendiquer le statut alors qu’ils n’ont pas nécessairement acquis une formation qualifiante au métier.

La question incidente concerne la place que l’institution psychiatrique accorde aux psychologues cliniciens dans les pratiques du soin affectif. Pour ce qui me concerne, je pose comme règle princeps pour notre profession que l’exercice du travail analytique/thérapeutique auprès des personnes hospitalisées en psychiatrie relève de plein droit de notre prérogative de psychologues, sous réserve que nous ayons traversé une formation significative à l’exercice du métier d’analyste/thérapeute ( qui ne saurait non plus se réduire au seul fait d’avoir fait soi-même une psychothérapie). Cela nous autorise - de plein droit - à créer des espaces de soin analytique dans le cadre de l’institution psychiatrique, et ce, quel que soit le référentiel d’École auquel nous nous rattachons : Freudien, Kleinienne, Jungien, Adlérien, Reichien, Lacanien, Morénien, Winnicottien, Rogérien, Pagessien….

Le jeu de la création et de l'analyse

Il me faut donc maintenant définir le cadre praxique que j’ai construit, qui a constitué mon armature théorique dans la mise en place des Ateliers thérapeutiques d'Expression dans le service du Docteur BLANC. Ce cadre me semble aujourd’hui identifiable comme un des modèles du travail analytique/thérapeutique, alternatif aux modèles nourris de la pensée fondatrice freudienne et de ses dérivées. J’ai nommé ce cadre tantôt “ EXPRESSION CRÉATRICE ANALYTIQUE”©, tantôt “ART CRU” selon le contexte de mes interventions : thérapie, formation, développement personnel.

Dans ma pratique analytique, j'ai placé au centre de la dynamique métamorphique le jeu de création. La dynamique métamorphique, c'est ce travail de passage d'un être potentiel en devenir à un être actuel, inscrit dans la réalité, quels que soient les accidents affectifs auxquels a été exposée sa personne.

La métamorphe est ce travail de réalisation, d'actualisation des potentialités humaines, essentiellement de notre potentiel de santé affective et des capacités de résilience inscrites dans notre dot individuelle biologique, affective, psychique et sociale.

Les pensées que j'ai élaborées pour ces rencontres sont l'aboutissement de quarante années d'engagement soutenu, en premier temps dans l’enceinte psychiatrique dont j’ai fait fructifier les dividendes extraordinaires, puis dans les champs de la formation de praticiens d'Ateliers d'Expression Créatrice Analytiques ©, et dans celui de l'analyse individuelle de personnes en grande souffrance affective. Dans cet itinéraire, j'ai progressivement expérimenté, compris, élaboré et soutenu dans mon action professionnelle, cette idée majeure selon laquelle l'expérience créatrice est l'épicentre tectonique du travail de la constitution du sujet.

Épicentre tectonique, cela signifie concrètement pour moi le centre de fermentation des matièresaffectives qui gouvernent inéluctablement notre histoire singulière, et leur élaboration en une palette de représentations assimilables dans le jeu de la création.

L'expérience créatrice est la modalité fondamentale de l'action par laquelle l'être humain peut se signifier en tant qu'humain . Il ne peut se construire comme sujet, c'est à dire comme auteur de ses actes (comme sujet du verbe), comme fondateur de son humanité, que dans cette modalité de l’expérience. Ceci est essentiellement vrai pour les utilisateurs des soins en psychiatrie.

Le "devenir sujet" est le travail qui nous incombe en tant qu'être humain. C'est à dire en tant qu'auteur désirant/consentant du travail d'actualisation de nos potentialités. Cela suppose de la part de la personne de résoudre de manière frontale, un certain nombre de souffrances affectives. Parallaxe[7] des disciplines psychocentriques et des théories psychistes qui en surdéterminent de façon massive le jeu. Cela concerne au premier chef la personne en situation de soin psychiatrique.

Qu’est ce que "Art CRU" ?

Pour moi, dès l’instant de sa révélation, ce concept fut une pierre précieuse de la pensée.

Très tôt, lors de mes confrontations directes avec mes interlocuteurs, j’ai remarqué que cette expression d’Art CRU fonctionnait quelque peu de manière hallucinatoire. Spontanément, lorsqu’ils sont confrontés pour la première fois à l’alliance de mots Art CRU, les gens imbibent automatiquement à voix haute sur le mot Art dans sa détermination la plus conventionnelle et culturelle qui soit. Souvent d’ailleurs avec l’arrière pensée de me prendre en flagrant délit de contradiction. Bien entendu cette expression n’a rien à faire, à tous points de vue, avec l’expérience artistique. Définitivement, j’ai décidé que l’Art CRU dérogerait à être un mouvement artistique.

L’Art CRU comme cadre institué

L’expression Art CRU désigne un cadre expérientiel/analytique institué pour le déclenchement et le développement de l'expérience créatrice en tant qu'elle est de manière fondamentale le lieu d'être où se constitue le sujet.

Art CRUcommeexpérience à proprement parler æsthétique, c’est à dire profondément ouverte à la pensée sensible.

Si Art CRU est un cadre construit, sa structure n’est pas pour autant figée en une institution cernée par des règles intangibles. Il s’agit bien d’un cadre, certes, mais d’un cadre à structureflexible (pour reprendre et honorer l’expression du Professeur Max PAGÈS, mon passeur dans le travail analytique), dont le jeu harmonique d’élaboration se poursuit tout au long de l’expérience créatrice elle même. L’institution elle-même est un fruitlieu de création. L’Expérience en est le mode opérant, son lieu d’être.

J’utilise explicitement le terme expérience dans la raisonnance anglo-saxonne, winnicottienne, resserrée autour du termeexperiencing, c’est à dire comme processus de l’acte (acting) dans son développement signifiant. C’est à dire de l’acte en cours comme précipité, comme condensation…du Désir. Le Désir étant ici ce qui du vide donne lieu à la création d’un mouvement et d’une forme. En ce sens, je suis foncièrement expériencialiste. Merci à mes maîtres en pensée : Frédérick NIETSZCHE, Carl ROGERS, Donald WINNICOTT et Ronald LAING.

Pour moi, donc, quatre déterminations fondamentales imprègnent et irriguent mon expression professionnelle et personnelle : l’expérience, la création, l’analyse, la relation, quatre concepts expérientiels qui fondent la structure kaléidoscopique du titre que j’ai finalement donné à mon exposé :

- L’Expérience est le lieu opératoire de tout processus de transformation dynamique de la personne. Aucune transformation significative satisfaisante de la personne ne peut procéder d’une démarche intellectuelle (enseignement), ni de l’identification mimétique à une école de pensée (même et peut être surtout lorsqu'elle est métapsychologique), ni d’une idéologie des apprentissages comportementaux et du renforcement conditionnel. Encore moins du traitement des symptômes produits par la souffrance affective au moyen des molécules neuro-psycholeptiques ou des prescriptions arthopédiques.

- L'analyse : Le marqueur instituant de ce cadre expérientiel est donné par le terme "analytique".

L’expérience analytique est la "matière" et la finalité de la rencontre professionnelle entre l'analyste et la personne en demande de résolution de ses souffrances affectives invalidantes .

J'ai choisi une fois pour toutes d'inscrire le terme "analyse" dans la filière étymologique.

Le mot analyse renvoie au mot grec analuein qui veut littéralement dire résoudre. Cela décentre de façon significative l'induction freudienne qui circonscrit le travail analytique à celui de la mobilisation anamnétique par le procédé des associations psychiques. Et en vieux français, résoudre est porteur du mot souldre qui signifie : payer le solde. Pour ce qui nous concerne, en lacanien simplifié : traiter le contentieux que nous entretenons avec les figures affectives originaires, avec les imagos.

La dimension créatrice de la relation analytique - et la dimension créatrice dans l'expérience analytique - sont la condition nécessaire et suffisante d’actualisation du travail métamorphique. La dimension Créatrice s’oppose radicalement ici à la dimension instrumentale qui gouverne largement le discours institutionnel de la psychiatrie (Tosquelles, Oury, Gentis…au secours!).

La relation qui s’instaure entre les deux partenaires du travail analytique constitue l’objet de la communication analytique. De toute communication analytique. Elle est à la fois produit de la relation affective entre deux subjectivités et productrice d'une matière affective singulière et de ses efflorescences psychiques. Elle constitue une scène privilégiée des mouvements émotionnels, et ce, quel que soit le contrat passé entre analyste et analysant : formation, thérapie ou éducation.

@

EXPRESSION CRÉATRICE ANALYTIQUE

L'expérience analytique est par nature expérience créatrice. Lorsque tel n'est pas le cas, la personne stagne dans un système de complaisance mutuellement, solidairement et inconsciemment entretenue entre la personne de l'analyste, le système idéologique de l'analyse et celui de la personne elle-même; ou bien elle se replie sur des positions affectives étriquées, défendues et auto destructrices, (on appelle cela de façon un peu fataliste des analyses interminables). Ce qui se passe ou ne se passe pas dans la relation analytique n'est que le produit objectif et le reflet du cadre qui la génère.

La relation analytique n’est analytique, c'est à dire résolutoire, qu’en tant qu’elle est créatrice.

La créativité n’est en aucune façon une fonction de l’organisme humain. J’ai définitivement banni de mon répertoire les mots créativité et créatif qui appartiennent au vocabulaire du comportementalisme arthopédique. Il s’agit d’un pur concept idéologique qui donne à croire qu’il y aurait une zone fonctionnelle du cerveau en charge des comportements dits créatifs, ce qui est une aberration. Seule l’expérience est ou n’est pas créatrice, créateur étant ce qui advient lorsque rien n’est encore formé au lieu du Désir de l’@utre. Surtout pas une pédagogie, et encore moins une thérapeutique.

Lorsque je parle d'expérience créatrice dans le cadre d'une relation analytique, je veux exactement dire par là l'engagement d' un travail d'expression dans les matières / langages de la création (sans exclusive) et son rebondissement dans un travail d'élaboration de l'expérience vécue de cette relation telle qu'elle se développe dans ses dimensions affectives, émotionnelles et psychiques. Cela concerne aussi bien l’analysant que l'analyste.

L'Expression Créatrice Analytique en tant que discipline n'est en aucune façon un "traitementpsychique” (psychothérapeutique) tel que cela est clairement signifié dans le cadre de la psycho-analyse. Dans mon mode de travail, l'expérience psychique n'est en aucune façon encouragée comme mode privilégié d'expression, à plus forte raison comme mode exclusif comme cela est le cas dans la cure psycho-analytique. Elle y a une place au même titre que les autres médiations créatrices dont elle n'est qu'une des facettes.

Dans ce cadre construit autour des médiations langagières que j'ai appelé Ateliers d'Art CRU, le jeu relationnel entre analysant et analyste constitue la matière même de la co-élaboration des fondations affectives de la souffrance qui conduit le sujet à entreprendre un tel travail . Il est la condition de possibilité de dissoudre/résoudre (analuein) le jeu de la répétition du même. Comme dans les autres cadres analytiques, en particulier celui de la psycho-analyse, la relation intertransférentielle en constitue l'en-jeu dynamique, le théâtre et la matière.

Dans cette relation, j'engage entièrement ma subjectivité au sein d'une libre communication affective/émotionnelle et langagière dans le jeu créateur avec les matières et dans celui de la parole. Cette direction du travail analytique est hétérogène à celle des variations freudiennes, et elle est en opposition avec un certain nombre de ses pré-requis. Elle est totalement conflictuelle avec les techniques du comportementalisme arthopédique.

Le cadre inaugural de l’Atelier
d’Expression Créatrice Analytique

Cinq règles basiques définissent le mode de structuration de l’expérience de l’Atelier d’Expression Créatrice Analytique par le praticien :

  1. L’ énonciation inaugurale de l’invitation à centrer l’expérience créatrice sur la formulation (sur la mise-en-forme) de ce qu’ éprouve, ressent, conçoit (manuellement et imaginairement)le sujetdans la situation singulière de l’atelier, en prise sur ce qui surgit de ses sentiments, de ses émotions, des évocations imaginaires liées à son histoire propre, des résurgences mnésiques; et sur ce qui émerge à partir des communications engagées avec les autres participants de l’atelier et avec l’animateur.
  2. L’absence totale de direction de la productiondu sujet, et l’abstinence de toute intervention à visée d’enseignement technique, de toute suggestion, de toute correction formelle, d’injonction, d’évaluation esthétique ou morale .
    C’est dans l’affrontement direct, non médiat, de la matière que le sujet va se mesurer à ses lois intrinsèques, aux problèmes prétendus techniques surgissant de sa manipulation, et aux réticences à l’évocation de certaines formes particulièrement impliquantes pour lui. Lorsque j’interviens pour étayer le travail d’un participant, sous certaines conditions que j’évoque longuement dans mes récits, c’est toujours dans un processus de communication qui se joue à un autre plan que celui de l’aide technique, qui est celui de la relation intertransférentielle.
  3. L’abstinence d’interprétations des contenus latents des productions. Ce qui n’exclut pas de ma part certaines interventions verbales (parfois plastiques) apportées dans le cours du travail de création, lorsque, d’une façon ou d’une autre sollicité par la personne, il m’arrive de faire description purement narrative d’éléments posturaux ou émotionnels évoqués dans/par l’objet, énonciations qui fonctionnent à la manière de la reformulation rogerienne, comme surlignage empathique… des sortes de ponctuations telles que : “Il semble qu’il est très en colère” à propos d’un petit personnage dont le visage est crispé, les poings serrés... ou bien, à propos d’un couple tendrement enlacé : “ Il semble que ces deux-là s’aiment beaucoup”, interventions qui ouvrent la plupart du temps à un court dialogue autour de ou en prise sur l’objet.
  4. La possible mise à disposition des personnes et du groupe, dans certaines situations intertransférentielles, de mon propre champassociatiftraduit dans le langage de création qui est institué dans l’atelier. Le lecteur trouvera nombre d’illustrations de cette position dans les aventures æsthétiques que je relate dans mon livre : "Argile vivante" [8].
  5. L’ouverture, enfin, d’un espace analytique destiné à permettre aux participants d’explorer les incidences de l’expérience vécue de leur engagement dans le travail de création . Clarification des éprouvés actuels, des résonances émotionnelles, des retentissements psychiques...Il s’agit là d’une modalité d’analyse processuelle plutôt que de décryptage interprétatif des productions, sauf lorsque la personne s’engage spontanément elle-même dans cette aire d’exploration de son implication. Par “analyse processuelle”, j’entends une certaine façon de nommer ce-qui-est-là, une façon de description littérale, dans le langage des zones érogènes du corps (pour reprendre les termes de Françoise Dolto) tel qu’évoqué par le sujet; de rendre compte de l’itinéraire associatif formellement inscrit dans l’objet et des composants affectifs, émotionnels et psychiques lisibles “ à vue “, qui ont présidé (déterminé et accompagné) l’élaboration de l’œuvre.

@

C’est la mise en synergie de ces cinq dispositions qui définit pour moi l’attribution d’une garantie minimale d’authenticité vis-à-vis du vocable expression utilisé dans ce mode d’expérience centré sur les médiations créatrices quelle qu’en soit la visée : éducative, artistique/culturelle, thérapeutique ou de formation professionnelle à la fonction d’animateur/analyste. De plus, l’utilisation du terme expression, dans tout autre orientation de l’action où l’animateur se pose, d’une façon ou d’une autre, en directeur de la formulation subjective doit être refusée sans ambiguïté.

L’application de ces dispositions qui requièrent une réelle ascèse de la part de l’animateur / analyste, engage très rapidement les participants dans un champ de projections transférentielles à de nombreux niveaux, dont les productions constituent les formulations et les traces.

Ainsi se trouve résumée l'essentiel du cadre de mon expérience professionnelle de psychologue et de l'élaboration théorique qui en soutient le développement. La conviction qui m'anime s'est formée au point de rencontre de mon expérience de créateur, de mon métier d’analyste et de thérapeute, de ma pratique quotidienne de la formation, dans celle du travail analytique individuel avec des personnes en grande souffrance affective que j'ai accompagnées, et de la rencontre intellectuelle de marqueurs idéographiques puissants : Carl ROGER'S et son passeur français Max PAGÈS, Arno STERN, WINNICOTT, Harold SEARLES, Mélanie KLEIN, Daniel STERN, l'Antipsychiatrie, l'Analyse Institutionnelle, le Théâtre du Corps et les recherches électro-acoustiques d'avant garde des années 70, le théâtre BUTO, l’ Expressionisme, DUBUFFET et l’Art BRUT

@

J’interviens donc aujourd’hui à titre phantôme dans ce colloque consacré à la pratique et la théorie de la psychologie à l’hôpital comme acteur et témoin d’un événement fossile - le travail d'une analyse thérapeutique conduite dans mon Atelier il y a trente ans - d’un événement " qui a eu lieu", et, pour parodier Winnicott, "qui trouve ici et maintenant son lieu de représentation".

Cette expérience s’oppose de façon radicale au normativisme contagieux du DSM-5 (Manuel mondial américain de diagnostique et statistique des troubles mentaux) appliqué au fantasme d’une fonction du psychologue auxiliaire de la molécule et de ceux des discours psychiatriques exterminateurs de la subjectivité et de l’identité. Il y en a d’autres, dont je ne perds pas la mémoire : François Tosquelles, Jean Oury, Ronald Laing, Harold Searles, Madeleine Sechehaye Françoise Dolto, Mélanie Klein, Frances Tustin).

C'est au croisement de ces traces épistémologiques que je vais maintenant rapporter quelques fragments de l'aventure antipsychiatrique que j'ai soutenue pendant quelques années avec une jeune femme hospitalisée dans le service du Docteur BLANC à l'hôpital psychiatrique Charles Perrens qui a instinctivement adopté le cadre que j'avais mis en place dans mon Atelier "CORPS ET PAROLE", sous la supervision du DR Jean BROUSTRA.

NATHAÄLIE DES LIMBES

Expérience créatrice
Relation analytique
Institution de soin

Je vais vous présenter une vignette clinique exposant le travail concrètement accompli dans le cadre de mon Atelier. sous la responsabilité médicale du Professeur Marc BLANC, en supervision avec le Dr Jean BROUSTRA. J’ai nommée NATHALIE DES LIMBES. L’histoire de ce lien analytique symbiotique commence deux mois après la création de mon Atelier “Corps et Parole”, ouvert en synergie avec trois autres ateliers thérapeutiques d’expression : un Atelier d’expression picturale, un Atelier de modelage de l’argile et une Atelier de théâtre.

J’avais aménagé mon Atelier au fond de la cafétéria de l'unité de soin "Carreire", dans une salle en rez-de-chaussée lumineuse, suffisamment spacieuse pour y installer des “praticables” d’expression organisés autour de plusieurs langages (le précurseur de l'Atelier d'Expression polyvalent) : grands cubes en bois mobiles, miroir mural, coin écriture, espace pour l’expression corporelle. Sur la porte était écrit en grosses lettres le nom de l’Atelier et son affectation institutionnelle :

“CORPS ET PAROLE”
“Inconscient : secrétariat”.

corps parole inconscient secretariat

A l'âge de seize ans, après une scolarité campagnarde normale en lycée technique, Nathaälie fait un premier accident affectif qui la conduit à l’HP des Pyrénées où elle s’enfonce rapidement dans un cycle d’exclusion psychiatrique sévère (rétorsion, isolement, surneuroleptisation). Après six années d’internement et de régression brutale, un jeune interne, Philippe GREIG, remarquera Nathaälie, prendra un soin particulier d’elle et obtiendra son transfert vers le Château PICON à Bordeaux. Il la soutiendra psychothérapiquement jusqu’à ce que je prenne le relais de façon radicale dans mon Atelier. Jusqu’à son arrivée dans mon Atelier, les tentatives sporadiques d’accompagnement social dans un foyer “socio-thérapeutique” de jeunes filles et de réinsertion au monde du travail sont régulièrement mis en échec, aboutissant invariablement à une nouvelle hospitalisation. A compter de l’ouverture de son travail avec moi, et jusque vers le 7° mois, elle restera hospitalisée à plein temps.

Dès le début de mon engagement analytique avec Nathaälie, bien soutenu par lʼéquipe soignante, je garderai un dialogue ouvert (et armé) avec / contre les médecins, avec / contre le personnel soignant, contre la neuroleptisation abusive, contre la coercition (attaches, piqûres de crise). A aucun moment de mon travail au sein de l'hôpital, je n'ai déser confrontation dialectique avec l'équipe de soin de Nathaälie qui était à chaque instant nécessaire et fécond. Je vais restituer ici quelques fragments du texte publié dans mon livre “De lʼaffect à la représentation”.

Au moment inaugural de l'engagement du processus thérapeutique, j'ai l'intuition fulgurante de toute l'histoire ultérieure de toute l'histoire ultérieure. Cest ma collègue de lʼAtelier dʼexpression picturale qui me présente Nathaälie. Jʼétais seul dans mon Atelier, assis par terre adossé au mur, en attente. Claude amène Nathaälie par la main, somnambule, vient vers moi, sʼarrête devant moi et dis : “Nathaälie, je te présente Guy dont je tʼai parlé”. Puis Claude lui lâche la main et repart vers son atelier. J'éprouve dans cet instant-là, avec une acuité extrême, que je dois toucher Nathaälie, et que si je le fais, cela va m'entraîner dans une aventure aux contours imprévisibles, dangereuse, sûrement épuisante. En tous cas, vivante. Elle est debout, figée, dure comme du bois, les yeux révulsés. Je suis assis par terre, dos au mur. Au bout dʼun moment, Nathaälie, lentement s'abat, par a-coups, comme un arbre rongé, s'écroule près de moi. Elle est accroupie. Toutes mes fibres affectives sont en alerte. La certitude que j'éprouve est que je dois entrer physiquement en contact avec elle, mettre ma main sur une partie de son corps. Je sais que si je fais cela, je serai pris totalement dans une action irréversible où je jouerai, sans recul possible, mon va-tout sur la relation thérapeutique. Ces quelques secondes d'examen sont pour moi une image de l'éternité.

Mon passage par l'acte m'était évident. Je m'y livrai sans hésitation. Je pose ma main sur la jambe de Nathaälie. Alors, son corps, par saccades, tombe vers moi. Sa tête touche ma poitrine. Je la prends dans mes bras, lʼenveloppe et la serre contre moi. Elle se tasse, aux limites de la rétraction, complètement foetalisée. Son corps est agité de sanglots secs, silencieux. Pas de larmes, pas de bruit. Cette première fois, après un long temps dans cet état, je suis obligé de faire appeler une infirmière pour reconduire Nathaälie dans son pavillon. Le lendemain, Nathaälie revient se placer au même endroit. Je la toucherai de nouveau, et la même scène recommencera. Cette fois, au bout d'un moment, Nathaälie surgit de son état régressé et commence à me parler. Ce sera le début d'un travail fulgurant de symbiose active et de parole autour des médiations créatrices : dessin, écriture, jeux de corps (bagarres, portage…).

nouveau dans la psycho 1

Mon Atelier était ouvert trois jours par semaine. Ma journée était scandée par une succession de communications individuelles et dʼAteliers de groupe (atelier hebdomadaire de grimage, atelier de danse corporelle). Nathaälie lʼavait investi comme aire centrale de jeu dans sa vie quotidienne. Nous y explorions beaucoup le dessin dans la forme du “squiggle" winnicottien.

squiggle en seance

Squiggle en séance

“Ce travail dʼenfantement durera neuf mois au bout desquels Nathaälie gagnera sa sortie définitive de l'hôpital. Pendant toute cette durée abyssale, dans le cadre de lʼAtelier, elle s'est laissée nourrir, bercer, endormir... Elle a inventé des rites et des jeux corporels pour elle et moi, à notre usage exclusif. Je l'ai accompagnée dans les épisodes délirants qui la terrassaient parfois et que j'ai appris à reconnaître comme des crises de croissance. Elle a pillé mon

Squiggle en séance être, ma corporéité, habité mon espace psychique. J'ai été son enveloppe externe. Dʼune certaine façon, nous nous sommes mutuellement enfantés.”

Cette relation symbiotique s'est poursuivie d'une autre manière après sa sortie de l'hôpital. Très rapidement, elle a pu s’abstenir de tout traitement neuroleptique. Elle a appris un métier très valorisant pour elle. Elle vit de façon indépendante, et elle affronte, comme chaque être humain la solitude et sa propre histoire retrouvée. Elle a écrit le récit de sa maladie et de ses hospitalisations : histoire tragique et profondément émouvante. Sa destinée à ce moment là est à peu près entre ses mains. Je suis là, encore dans les moments difficiles qui surgissent au carrefour de sa mémoire et de l'actualité. Pour le reste...

@

je nous ceramique de nathaalie

Je/nous - Céramique de Nathäalie

"Nathäalie des Limbes, vient maintenant depuis quelques mois dans mon atelier personnel pour y travailler l'argile. Ce jour-là, elle réalise un modelage assez volumineux qui représente un couple. L'homme et la femme sont reliés au niveau des genoux, leurs jambes étant dans le prolongement l'une de l'autre. L'homme est en position assise, son sexe est en érection, bien droit, bien proportionné. La femme est allongée sur le dos, sa main gauche posée sur le ventre et sa main droite sur le sexe.

A un moment, j'ai dû sortir de l'Atelier pour quelques minutes au moment où Nathaälie commençait le modelage de la main de la femme posée sur le sexe. Lorsque je revins, une dizaine de minutes plus tard, elle avait séparé/tranché les deux corps au niveau des genoux. Elle avait détruit l’homme, et elle était en train de basculer dans un état de crise/transe tétanique auquel j'avais souvent été confronté avec elle, qui se manifestait par une perte de conscience, un affaissement au sol, une rigidification de toute la musculature, les yeux révulsés, des contractures spasmodiques des mains, toutes manifestations que les sémiologues reconnaîtront sans hésitation comme de pures

Je/nous - Céramique de Nathäalie manifestations hystériques à la Charcot. Je savais maintenant

travailler et accompagner ces épisodes avec Nathäalie.

Jusque-là, je n'avais jamais été présent au moment du déclenchement de la crise. Lorsque cet état se produisait dans le magasin où elle avait trouvé un emploi, cela déclenchait toujours un branle-bas de combat et de spectaculaires manœuvres de maîtrise par les ouvriers du rayon boucherie et d'évacuation dans la grande théâtralité des secours urbains.

branle bas halles lagrue

Branle bas aux Halles Lagrue - dessin de Nathäalie

Lorsque cela se produisait chez moi, je prenais Nathäalie dans mes bras, au sol, et je la tenais fermement contre moi, jusqu'à que la crise anæsthésique aille à son terme, que la rigidité cède

d'elle-même et que la conscience revienne.

fin crise anaesthesique

Fin de crise anæsthésique

Elle se réveillait alors, ne se souvenant de rien, généralement épuisée. Je lui parlais, lui expliquais ce qui venait de se passer, et l'installais pour dormir.

Ce jour-là, j'eus la chance d'arriver juste avant qu'elle n'ait franchi le seuil de dissolution de la conscience. Je suis frappé par l'état de sidération dans lequel elle commence à se diluer, je lui parle, lui prends les mains, lui tiens le visage. Et elle reprend progressivement présence. J'attends sans impatience. Revenue à la conscience ordinaire, elle me dit au bout d'un moment que, pendant qu'elle était en train de lisser le sexe d'argile de la femme dont elle avait placé la main droite sur la vulve, elle avait eu un orgasme.

Tout d'un coup, j'ai compris, de manière fulgurante, plusieurs choses tout à fait extraordinaires pour moi : d'une part, je découvrais qu'une représentation concrète (un modelage en argile) pouvait être affectivement investie aussi puissamment qu'un être réel. C'est à dire qu'un objet affectif/psychique pouvait acquérir une densité hallucinatoire et déclencher un processus orgastique généralisé. Je découvrais dans la foulée que la crise hystérique faisait fonction d'expression orgastique généralisée : un Objet affectif devenait un Objet æsthésique, une hallucination, c'est à dire que, dans le transfert, cet Objet était pris par le "je" comme un Objet de la réalité. A un moment donné, l'intensité de l'affect sexuel franchit un seuil de douleur érogène à partir duquel la réalité affective/psychique ne joue plus comme forme mais comme fond. Le "je" confuse la réalité au Réel.

Je découvrais que dans le processus hystérique, quelque chose de la pulsion originaire n'avait pas pu se constituer dans l'Imaginaire, malgré le développement normal dans le jeu des mots ; que le sujet maîtrisait les mots mais ne maîtrisait pas les signifiants des mots qui prenaient l'entier contrôle des éprouvés.

Je découvrais que la culpabilité et la honte constituaient le verrou de la structure hystérique, et que pour pouvoir travailler dans ce plan il fallait accepter de rencontrer les motions pulsionnelles dans le champ corporel ; traiter des émois sexuels interdits de représentation par leur possible mise en représentation dans la création.

Enfin, je découvrais que la fonction du retrait hystérique dans la transe opérait comme défense corporelle contre les émois sexuels dont je pouvais être investi dans le transfert. L'internement psychiatrique de Nathäalie à l'âge de 16 ans s'était inauguralement inscrit de cette façon comme rupture radicale d'avec une ordinaire violence incestueuse paternelle.

A la suite de ces événements, j'expliquais à Nathaälie que son lien avec moi représentait pour elle la dangereuse situation d'amour sexuel incestueux avec son père, et que ses crises avaient pour fonction de la protéger - et de nous protéger tous les deux - de ces désirs mortels. Et que le même mécanisme jouait chaque fois que dans sa vie quotidienne elle rencontrait des hommes qui éveillaient en elle une émotion sexuelle. A partir de ce jour, Nathaälie n'eut pratiquement plus de crise de ce type. La puissance destructive/constructive des émois sexuels dans la relation intertransférentielle chez Nathaälie me semble avoir constitué le cœur du drame analytique tout au long de son développement comme celui des processus de maturation dans l'espace de séance, et le lieu princeps du travail de changement.”

@

"Maintenant, le bébé, il peut sortir ou bien rester dedans"

Cette évocation clinique est traitée avec dʼautres dans mes différents ouvrages

Bibliographie de Guy LAFARGUE :

EXPRESSION CRÉATRICE ANALYTIQUE ©
Tome 1 : De lʼaffect à la représentation
Tome 2 : Les promesses du désordre
Tome 3 : CRITURE (Écriture et soin analytique)
Tome 4 : Argile vivante (création et soin analytique)

Ces ouvrages peuvent être commandés en ligne
sur le site internet art-cru.com :

Achevé le 9 Décembre 2010
Revisité le 10 Août 2014
Guy LAFARGUE
art-cru.com
Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.



[1] Le texte publié dans les actes du Colloque ayant été resserré pour des raisons de place que j'ai acceptées, je le restitue ici dans son intégralité.

[2] Château PICON est l’authentique nom de l’hôpital Charles PERRENS, baptisé, après Mai 68, “Centre psychothérapique Charles PERRENS, puis…

[3] “Le Mésolithique (ère post glaciaire) est caractérisé par un certain nombre de changements comportementaux et de bouleversements dans les représentations artistiques et symboliques, liés aux dynamiques internes d'évolution des groupes humains ”. (Wilkipédia)

[4] Cette orthographie du mot “ f(ph)antasmatiques” réunit les deux références de la théorie freudienne : l’écriture orthodoxe du “fantasme” et celle de Susan ISAAC, élève de Mélanie KLEIN “phantasme”, qui désigne les fantasmes originaires constituant de l’expérience non consciente.

[5] Piéra AULAGNIER "La violence del'interprétation".

[6] Daniel STERN : “Les matrices prénarratives”, Colloque de Monaco, "Journal de psychanalyse de l'enfant" N° 14) : Ce que l'on appelle "flux mental constant" e st constitué des engrammes neurologiques d'une masse d'images sensorielles/sensuelles originaires résiduelles, non affectées et non organisées, formées par les expériences de contact avec l'environnement. C'est dans cette masse "insignifiante" que l'organisme puise pour former ses scénari psychiques. (Note de G.L.)

[7] La parallaxe est l’incidence du changement de position de l’observateur sur l’observation d’un objet. En d'autres termes, la parallaxe est l'impact (ou l'effet) du changement de position de l'observateur sur un objet observé. (Wilkipédia)

[8] Guy LAFARGUE, "Argile vivante", Ateliers d'Expression Créatrice Analytique. (Art CRU Éd - art-cru.com)

Plus dans cette catégorie : « Médiations / Formation Le thérapeutique »